dimanche 15 janvier 2012

Louis-Ferdinand Céline... «Tout juste un individu»

L'année 2011! Déjà passée ou enfin terminée, c’est selon, des mois de bouillonnements intenses où beaucoup profitèrent de l’occasion pour feindre réexaminer l’écrivain sous toutes ses facettes en se hâtant de le fixer à nouveau dans son cadre... Génie! Salaud! Parfois, les deux, mais jamais poète, génie et… tout simplement un être humain avec tout ce que cela comporte.

À cet égard et à titre d’exemple, la biographie de Henri Godard publié chez Gallimard demeure, pour ma part, une grande déception de cette cuvée 2011. Un livre qui se voulait une étude proprement «objective» en est une d’une froideur exceptionnelle, comme si l’auteur craignait par-dessus tout d’être associé de trop près à l’écrivain maudit et se trouve, par le fait même, dépourvue de créativité, d’originalité, pour ne pas dire de musique. Entendons-nous que pour décrire la vie de Céline qui a consacré son œuvre strictement à la nécessité de l’imaginaire, cela à de quoi nous décevoir.

Des pages et des pages, seulement pour tenter de prouver définitivement l’antisémitisme de Céline, sans pour autant chercher à situer et expliquer un phénomène deux fois millénaire dans son contexte social, économique, politique et même religieux et, par ailleurs, que dire de la quasi-absence de la guerre et de son importance (mille fois plus que son antisémitisme) dans le cheminement célinien. Il reste que ce livre laisse une impression amère d’une vaine tentative de réchauffer une sauce qui a déjà mainte fois collée au fond de la casserole.

Par contre, tout au cours de 2011, les adaptations théâtrales, les lectures, les monologues, les cafés-rencontres proposèrent une redécouverte réelle de Céline, non pas à partir d’idées préconçues que l’on doit forcément avoir de lui, mais par sa seule présence, à travers la puissance de son écriture et la liberté de ses textes, laissant au spectateur seul la responsabilité de se forger une opinion, de juger s’il le croit nécessaire en interprétant leur véritable signification.

Pourtant, dans cette abondante publication de livres ou d’articles, une question essentielle demeure et qui ne s’est peut-être pas vraiment posée au cours de cette année 2011, ou elle m’a complètement échappée, ce qui est tout à fait plausible à l’amateur que je suis. La question est : est-ce que Céline aurait pu être autrement? Est-ce que Céline aurait été Céline, l’écrivain des écrivains, le maître du siècle, s’il n’avait jamais écrit «Bagatelles pour un massacre»?

Ignorer la question c’est nécessairement y répondre. Qu’on le veuille ou non, que cela froisse nos sensibilités ou pas, «Bagatelles…» fait partie intégrante du génie célinien et de Céline en tant qu’être humain, car s’en est un, ne l’oublions surtout pas. Alors, pourquoi cette lubie, s’acharner indéfiniment à recenser les mêmes horreurs à propos de Céline, chercher à l’expliquer par le rationnel, de suivre sa ligne d’infini par les chemins du réel, alors qu’il se situe à un tout autre niveau. C’est bien mal le connaître ou c’est trop bien se connaître soi-même en sachant que Céline est un véritable miroir qui nous renvoie notre propre image et c’est pour cette raison qu’il demeure «infréquentable».

«Bagatelles…» Livre maudit, mais aussi livre essentiel à l’expression et à l’évolution de l’essence célinienne et son processus de création. Livre charnière, surtout, lui permettant de couper définitivement et brutalement les ponts avec les représentants d’un monde profondément matérialiste qui se glorifie d’égalité, de fraternité, de socialisme et d’humanisme en passant agréablement d’un massacre à l’autre tout en pourfendant l’hydre et heureusement que ça repousse pour assurer leur pitance.

Avec «Bagatelles pour un massacre… Pour bien rire dans les tranchées», Céline décide de frapper un grand coup, celui d’affirmer la préséance de l’individu à travers l’écrivain et, en leur nom, refuser l’hypocrisie. D’ailleurs, le succès populaire et même éditorial du livre le démontre assez bien. Entendons-nous bien, il s’agit d’une volonté de rupture définitive avec tous ceux qui ont tenté de l’embrigader dans une secte ou dans une autre. Céline s’affirme et s’isole définitivement de l’élite et de ses pairs afin de conserver sa totale liberté de concevoir le réel et de le transposer en imaginaire. En tant qu’écrivain, c’était son droit le plus strict, la défense et le respect de la liberté sont à ce prix.

Comprenait-il, la réelle portée de la puissance des mots, les conséquences fantastiques sur la suite de son parcours? S’il n’en était pas véritablement conscient, nous pouvons être assurés que son extrême sensibilité et son instinct le poussaient irrémédiablement vers l’accomplissement de ce «suicide» littéraire, un saut dans la démesure et l’outrance afin de combler le gouffre ouvert du néant.

Il ne pouvait agir autrement, sinon il serait devenu un «autre Céline», celui qui aurait traversé l’histoire en chien bien dressé suivant le défilé, pareil à Bardamu allant s’engager, parce que c’est ainsi… Un Céline, ma foi, un peu sartrien se laissant ballotter dans la tempête et attendant l’occasion de se propulser en avant sur la bonne vague… de se mettre en évidence, comme un grand penseur de son temps et avoir le privilège de refuser le Nobel.

Avec les pamphlets, le parcours Céline s’inscrit dans la peau d’un homme qui, à défaut de pouvoir fuir, veut affronter seul les évènements et prévenir la tempête. Il accompagne le petit, la future victime, le presse, l’insulte, le bouscule, mais se refuse de le convaincre rationnellement. Il se refuse d’expliquer autrement que par ses tripes et son instinct, une absurdité, la guerre et la souffrance. Il préfère s’adresser à ses démons pour qu’il réagisse et agisse; pour qu’il soit conscient qu’encore une fois, l’individu sera le dindon de la farce, comme toujours.

Nous savons ce que Céline pouvait penser des conséquences de la raison et des «Lumières» sur la sauvagerie des comportements humains et leur légitimation dans la lutte pour la matérialisation totale de l’espèce, cette négation systématique de l’imaginaire et du merveilleux, au service d’un monde aseptisé et uniformisé, qui nous ressemble de plus en plus.

Il ne pouvait se limiter à jouer le jeu de la banalité de luttes politiques qui promettaient le bonheur des peuples au détriment de celui des individus, le bonheur universel ne peut se réaliser qu’au détriment du particulier, qu’à son élimination progressive en tant que différence. L’uniformité de la pensée est gage de la réussite et d’avancement de la modernité et Céline refusait toute forme de nivellement, particulièrement celle qui clame obligatoirement une vérité incontournable. Jamais, il ne s’est plié à ces diktats.

Les pamphlets constituent un cri, une affirmation, l’expression profonde de l’âme célinienne devant la fin définitive d’un monde idéalisé et de celui qu’il pressentait venir et qu’il ne pouvait supporter, le nôtre, «Le meilleur des mondes». Celui de la dénaturalisation au service de la création; non pas la création d’un univers fantastique peuplé de chimères, de légendes, de fées, de sorcières et d’incertitudes métaphysiques, mais d’un monde centré sur la production de l’objet en tant que divinité matérielle et d’expression spirituelle; d’un monde sans âme et sans repaire où la perte du triple A, correspond à une catastrophe nationale, bien plus significative que la simple souffrance d’un être anonyme dont tout le monde se moque éperdument, sinon pour mousser ses propres intérêts.

Pour Céline, «Mea culpa», «Bagatelles…» «L’école…» et les «Beaux draps» représentent le dernier cri de l’individu avant la catastrophe finale, le cri exprimant le refus de souffrir et de mourir au fond d’une tranchée pour une cause qui n’est pas la sienne et sachant que le fusil qu’il portera enrichira honteusement celui qui le produit.

Le refus célinien est d’autant plus socialement inacceptable qu’il s’adresse au commun, à celui qui subira les conséquences de la défense des intérêts supérieurs de la nation et qui se limite toujours à une pognée de profiteurs bien cravatés. D’ailleurs, la courte période des pamphlets correspond à peu près où le Céline Dandy de la Société des Nations (SDN) passa progressivement au Céline de l’apocalypse, vêtue de haillons, tel un prophète, un ascète, un errant traversant les steppes de la Grande Russie.

Le symbole est important et significatif. En effet, bien peu ont compris le sens de l’acte sacrificiel que constitue l’écriture des pamphlets et, répétons-le, que ce geste soit conscient ou non, n’a pas véritablement d’importance, c’est la portée qui l’est et les conséquences pour Céline.

De plus, il avait prévu depuis longtemps les conséquences de ses choix. Dans sa pièce de théâtre l’Église, Sartre avait placé en exergue de «la Nausée» la réplique de Yudenzsweck à propos de Bardamu :.. «C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu». Toutefois, il importe d’aller un peu plus loin dans le texte ou Céline précise sa pensée et, encore une fois, présage son avenir d’une manière éblouissante, sa situation de paria et d’isolement social et collectif à cause de ses pamphlets, bien sûr, mais aussi de «Voyage» et de «Mort à crédit», de l’ensemble de son oeuvre. C’est toujours Yudenzweck, directeur du Service des compromis à la Société des Nations, qui parle à propos de Bardamu :

«… Oui, Bardamu, vous dis-je, je sentais qu’il me jugeait. Il me jugeait, je l’ai ensuite compris, parce que nous ne parlons pas la même langue. Il parlait le langage de l’individu, moi je ne parle que le langage collectif. Il m’intéressait assez jusqu’au moment où j’ai compris ça. Alors, j’ai cessé de l’écouter, par discipline. C’est du poison qu’ils parlent, les individus.» Dans l’Église chez André Balland p. 447.

Là est le drame pressenti de Céline, conséquence de sa démesure; après les pamphlets, la collectivité n’écouta plus Céline, il fut plus exclu de la communauté, ignoré… tout juste un individu... et, cela constitue une des nombreuses raisons, pour lequel il est digne de respect et d'admiration.

Pierre Lalanne

lundi 18 juillet 2011

Génie en titre

Du génie, Céline en a à revendre, la langue qu’il touche se transforme instantanément en musique. Il décortique les mots, les presse, les retourne pour en extraire le jus, le condensé d’une mixture magique. C’est l’essentiel de la prose qui émerge de ses incantations, l’essence. Ses histoires sont des enchevêtrements de lieux et d’embrasements, des labyrinthes où la signification des mots explose, se repoussent et se recomposent pour créer cette poésie si pure, si éclatantes, que les images qu’elles peignent deviennent parfois insoutenables par ses contrastes où le beau chevauche l’effrayant… où l’horreur devient de la féerie.

C’est un va-et-vient incessant entre l’obscurité et la lumière où la quête de sa pureté intérieure élève l’œuvre au niveau du mythe. Pureté et liberté totale de l’imaginaire, choc des sensations qui amplifie le réel d’où émerge ce souffle complètement nouveau qui semble se suffire des simples banalités de l’existence.

Le moindre évènement est propice à l’émotion, chemin unique vers l’absolu, successions de l’extraordinaire qui s’adapte à toutes les circonstances et, par la force de choses, se transforme en magie. Les livres de Céline sont comme de vieux grimoires dont les secrets sont autant d’interprétations laissées à la discrétion du lecteur. Il faut s’en imprégner entièrement et se laisser guider par les incantations afin de rejoindre l’écrivain dans ce qu’il a de plus gratuit, sa conscience.

Dans «Féérie pour une autre fois», la terreur des bombardements aériens se transforme un gigantesque ballet wagnérien où les avions deviennent des danseuses tourbillonnantes aux couleurs vives. Elles larguent leurs chapelets de bombes dans une musique infernale de vrombissements, faisant danser autant les humains que les objets, jusqu’aux édifices de Montmartre, les moulins de la Butte, qui tanguent en tous sens et s’élèvent dans un ciel survolté. Il y a, dans cette danse macabre, la conscience apocalyptique du monde selon Céline, une légèreté aérienne qui entraine le lecteur essoufflé dans un reel diabolique et magnifique pour l’abandonner complètement épuisé et désorienté.

«(…) ils sont au moins dix, vingt avions!... et je te pétarade!... ils glissent en remontée! Ils ont versés leurs horreurs… on voit leurs falots sous les ailes… un falot bleu… un falot violet… ils frisent les toits… vrrrr!... Vrrrr!... ils giclent en flèche du ravin dans un énorme sifflement d’air et tout le tremblement de la maison! Ah c’est infernal!... j’essaye de vous faire comprendre! Et je peux pas quitter la croisée!... les immeubles de l’avenue Gaveneau montent dans le sillage des avions!... Parfaitement!... les suivent! s’élancent après eux! toute l’avenue!... tous les petits hôtels cavalent d’ombres en ombres!... c’est miraginant!... les grandes bâtisses aussi s’élèvent!... haussement, s’emportent!... les plus forts immeubles!... certains quatre fois grands comme le nôtre!... jaunes!... verts!... bleus!... et broumm! En l’air! Tout vogue!... toute la girandole ondule entre les étoiles… on voit les étoiles dans le jonquille… le ciel est en mer de jonquille… les moulins aussi quittent le sol!... ils se déracinent des buissons! Les trois moulins!... je les vois s’envoler! J’en vois deux!... non!... j’en vois quatre!... ils se dédoublent à certaines hauteur… ils tourbillonnent, ailes béquilles!... au ciel! Et leurs meules en grès!... au ciel tout ça… la farandole!... ah, j’en vois six! Jaunes… rouges… ocres!... les ailes mauves… qui papillonnent… nous on était tout contre et au-dessus!... de notre balcon… on est dessous maintenant! Pas fiers!... mais on domine les jardins… les jardins crépitants, flambants… on domine… les bosquets, charmilles… les socles des moulins… le bal champêtre… la petite estrade à chanson…» dans Féérie pour une autre fois ll p.186-187 Pléiade

Pourtant, cette merveilleuse folie correspond aussi à la réalité crue de la guerre dont chacun voudrait bien oublier les conséquences, à tout le moins jusqu’à la prochaine. Oublier afin de moins souffrir, mais pas Céline qui n’oublie jamais rien. Il ne peut accepter d’être le jouet de forces obscures incontrôlables. L’homme est géniteur d’obscurité, créateurs de golems destinés uniquement à se faire la lutte jusqu’à l’extinction définitive du créateur.

Dans ses Fééries… Céline est parvenu à la perfection de son art, l’expression divine de la sensibilité poétique du rythme qui seule, peut parvenir à toucher l’absolu. Cette langue emprisonnée, mais encore qui ne demande qu’à briser ses chaines; cette langue, l’essence du monde. Avec Féérie, Céline a démontré que sans fanatisme théologique le rythme de la langue est impossible et qu’il est aussi impossible de comprendre l’esprit de l’homme et d’atteindre cet Eldorado, l absolu. Seuls les êtres dotés d’une hyper sensibilité peuvent espérer un jour le toucher et en revenir pour nous faire part de leur expérience, mais ils en demeurent à jamais marqués.

«Féérie pour une autre fois» est un véritable voyage intérieur, résultat d’un monde en guerre perpétuelle, d’un monde érigé de prisons, de privations, d’exils, de solitudes et de haines. Une fresque intimiste, mais dans un décor à grand déploiement où la scène englobe la totalité de l’Histoire des hommes. Chaque mot devient un danseur qui s’unit dans une ronde chaotique et infernale tourbillonnant autour du diable assis sur son trône, très satisfait de ses sujets hypnotisés par leur propre folie.

Il n’est donc pas étonnant que Féérie fût un «échec commercial», comme si l’atteinte de cet absolu peut devenir vendeur, surtout lorsque l’on s’acharne à nous faire avaler la médiocrité ambiante et à canoniser le moindre des imbéciles pour services rendus.

Beaucoup plus discret, le génie célinien se love aussi dans le titre de ses livres, car, Céline possède également le génie du titre, percutant et accrocheur. Le titre qui demeure et s’attache à l’oreille, tel un vieil air populaire. D’ailleurs, nous pourrions même affirmer que Céline est davantage connu par le titre de ses livres, que par leur véritable contenu. Si la plupart n’ont des gens n’a jamais lu une seule ligne, de «Bagatelles pour un massacre», le titre, par contre, en fait foi et maudit à jamais autant le livre que l’écrivain. Il dit tout, enfin presque tout sauf les nuances.

Par leurs titres, les pamphlets de Céline se voulaient des cris dans l’opacité du brouillard guerrier qui recouvrait l’Europe entière : «Mea culpa», «Bagatelles pour un massacre» «L’école des cadavres», comme un dernier appel avant la grande finale romanesque de «Féérie pour une autre fois». Après Féérie, Céline dit qu’il s’est fait chroniqueur… En magie, rien ne pouvait égaler Féérie et Céline le savait.

Revenons au titre, les autres œuvres ne sont pas en reste, «Mort à crédit», «Guignol’s band» et surtout l’époustouflant «D’un château l’autre» où l’on se surprend à penser que nous sommes devant une erreur typographique. Il manque un mot, forcément, une lettre et l’on cherche ce «à», cet article oublié qui doit lier la sauce, selon toute bonne recette académique, autorisée par les cuisiniers empâtés de la langue. Finalement, surprise! L’on se rend compte que c’est beaucoup mieux ainsi, que l’absence est plus forte que la présence, que le silence est un passage obligé qui ouvre toutes les perspectives possibles, et ce, avant même d’avoir entrouvert le livre, seulement par le titre.

Bien sûr, que dire de «Voyage au bout de la nuit», titre culte qui aujourd’hui est utilisé à toutes les sauces, pour n’importe quoi. Voyage au bout de… propose une création d’infini, une multiplication d’interpositions… Voyage, c’est la toute première musique célinienne. Voyez, un simple clic et tout est là, l’influence de Céline devient infinie, se perpétue dans l’absolu :

Voyage au bout de l’enfer

Voyage au bout de l’ennui

Voyage au bout de la droite

Voyage au bout de la lettre

Voyage au bout de la torture

Voyage au bout de l’Asie

Voyage au bout de soi-même

Voyage au bout de la ville

Voyage au bout de l’enfer haïtien… Pakistanais, etc.…

Voyage au bout de la solitude

Voyage au bout de la mer

Voyage au bout de l’intelligence

Voyage au bout de l’Inde

Voyage au bout de la haine

Voyage au bout de la route

Voyage au bout de monde

Voyage au bout de l’histoire

Voyage au bout de l’Angleterre

Voyage au bout de la violence (conjugale)

Voyage au bout de l’année

Voyage au bout de l’endurance

Voyage au bout de la ligne

Voyage au bout de l’enfance

Voyage au bout de soi

Voyage au bout de la terre

Voyage au bout de la drogue

Voyage au bout de la logique

Voyage au bout de mon jardin

Voyage au bout de la soif

Voyage au bout de la peur

Voyage au bout de leurs rêves

Voyage au bout de l’horreur

Voyage au bout de la faim

Voyage au bout de la traduction

Voyage au bout de la nation

Voyage au bout de l’opium

Voyage au bout de la lie

Voyage au bout de l’Amérique du Sud

Voyage au bout de l’autisme

Voyage au bout de la gare

Voyage au de l’alcool

Voyage au bout de ma vie

Voyage au bout de l’Europe

Voyage au bout de l’esprit

Voyage au bout de l’univers

Voyage au bout de l’enfer du Nord

Voyage au bout de la France

Voyage au bout de l’infidélité

Voyage au bout de l’année

Voyage au bout de la révolution

Voyage au bout du sexe

Voyage au bout de la fourchette

Voyage au bout de la féminité

Voyage au bout de la mine

Voyage au bout de l’enfer conjugal

Voyage au bout de la folie

Voyage au bout de la lune

Voyage au bout de l’hiver

Voyage au bout de Céline

Voyage au bout de l’Estonie

Voyage au bout de l’âge noir

Voyage jusqu’au bout de la nuit

Voyage au bout de la France en crise

Voyage au bout de tomate

Voyage au bout de l’amour

Voyage au bout de la fiction

Voyage au bout de l’angoisse

Voyage au bout de l’étoile

Voyage au bout de l’endettement

Voyage au bout de la violence et de la drogue

Voyage au bout de l’endurance

Voyage au bout de la connerie

Voyage au bout de ma chambre

Voyage au bout de quoi

Voyage au bout de la rue

Voyage au bout de l’oubli

Voyage au bout de la CAN

Voyage au bout de la Castille

Voyage au bout de la piste

Voyage au bout de mon lit

Voyage au bout de la misère

Voyage au bout d’une vie

Voyage au bout de la poésie

Voyage au bout de la secte

Voyage au bout de l’Afghanistan

C’est la force et la victoire de Céline, sa mythologie d’être parmi nous par habitude. Nous n'y pouvons rien, il fait partie des meubles et de nos blablas quotidiens.

Pierre Lalanne

samedi 25 juin 2011

Ce 1er juillet 1961, Louis-Ferdinand Céline

Il y a 50 ans à Meudon, le 1er juillet 1961, dans l’indifférence générale, meurt Louis-Ferdinand Céline, médecin et écrivain. Il vient à peine d’avoir 67 ans. Les dernières images de l’homme nous montrent un homme vieilli prématurément, comme accablé par une vie qu’il avait désiré « remplie d’évènements ». Cette vie l’a mené aux confins d’une nature qu’il croyait humaine, mais, finalement, qui fut bien trop lourde à porter pour un seul homme. Les Dieux eux-mêmes sont incapables d’assumer cette charge insurmontable.

Pourtant, ce qu’il a connu, vu et ressenti lui donne bien cent ans de sagesse et de clairvoyance, mais aussi cent ans de douleurs et de reniements.

Les uns le comparent à un clochard tandis que d’autres le regardent comme une espèce d’ermite volontairement coupé du reste du monde. Pourtant, Céline ne s’est pas isolé de son propre gré, c’est pour lui une question de survie. Jusqu’à la fin, Céline demeure à l'affût des évènements, des opinions, des mouvances sociales et politiques et se renforce dans sa certitude que l’humanité ne guérira jamais de sa soif d’hécatombes. «Jamais personne ne lui a prouvé qu’il avait tort, mais, il y a en lui un sentiment d’échec, la déception d’avoir souffert tout ça pour rien, l’incompréhension, le mépris, le rejet et l’indifférence.

C’est le monde qui s’est coupé de Céline et non l’inverse. En agissant ainsi, la société croyait pouvoir tracer une ligne définitive sur un passé honteux. Les survivants espéraient transférer à quelques-uns, toujours les plus faibles, leur part de responsabilité, qui demeure avant tout commune et collective avant d’être individuelle; comme il est facile de devenir le bouc émissaire de tout un siècle lorsque l’on refuse de rentrer avec le troupeau. Finalement, l’homme n’invente jamais rien, il ne fait que se perpétuer et se rassurer en fonction du regard des autres.

Vieillissant et accablé l’écrivain porte sur son visage les stigmates d’une civilisation perdue, tel un reproche amer envers l’insouciance des vivants. Le corps ne suit plus vraiment la cadence d’ascète qu’il s’est imposé pour bien montré cette indépendance à laquelle il tient par-dessus et qu’il n’est surtout pas dupe de l’exil où il est forcé de vivre, la continuité de sa prison, l’isolement physique et la solitude intérieure.

C’est un ultime défi qu’il lance aux castes parfumées d’idéologies humanitaires à géométrie variable, les politiques, les universitaires, les pseudo-intellectuels cultivés qui se vendent aux affairistes de toutes tendances où leur supériorité perverse s’acharne à nous convaincre qu’ils agissent pour le bien commun. Le monde que Céline présageait et qu’il voyait surgir dans la boue des tranchées de 14-18 est déjà sur le palier de sa porte et attend pour le conduire au tombeau. Il est aigri même s’il n’y peut rien, le sens du prochain siècle et le destin des humains sont tout tracés, la victoire de la raison et de l’uniformisation est totale, il ne reste plus rien d’autre à faire que s’enrichir en attendant le mur.

En ce début d’été 1961, il se sait en sursis depuis longtemps, depuis Vestre Faengsel et, peut-être bien avant; depuis l’écriture extatique de ce «Voyage au bout de la nuit», où la transe qui l’a guidé ne l’a jamais plus vraiment quitté. L’écriture n’est pas une finalité pour Céline, mais l’expression de son absolu qui se transmet par ce médium. L’écriture est le bouillonnement de sa source intérieure, elle laisse sur le papier une piste qu’il nous demande de suivre, celle des origines qui conduit nécessairement à la déception, car, Céline sait que nous courrons à l’échec, gaspillage de tant de possibilités par pure vanité.

Le témoignage de sa fille Colette montre bien le degré élevé de mysticisme qu’il pouvait atteindre lorsqu’entièrement imprégné par sa quête d’absolu, il plongeait à la poursuite des chimères qui peuplent notre inconscient depuis la nuit des temps et les forçait au dialogue. Il les affrontait nuit après nuit, luttait, contre des forces qu’il croyait pouvoir vaincre ou sinon comprendre :

«Il écrivait surtout la nuit. Il s'asseyait à son bureau, dans cette même pièce, qui était notre chambre à tous deux. (…) il allumait la lampe de son bureau une bonne partie de la nuit. (…) il n'était pas facile de dormir (…) j'avais un œil ouvert et je le regardais. J'avais du mal à m'assoupir avec l'éclairage. Mais surtout il parlait seul et très haut, se levait, circulait en parlant encore plus fort. J'avais droit à tous les personnages qui défilaient devant moi et j'espérais qu'ils mourraient bientôt. La nuit était très longue (…) « Céline vu pas sa fille » Figaro littéraire du 26 mai 2011, sur : http://lepetitcelinien.blogspot.com

En ce début d’été 1961, le lot de souffrances qu’il peut encore supporter atteint son point culminant, le rattrape; son temps est compté et, même s’il n'a pas encore tout raconté ce qu’il a vu, ce qu’il sait et ce qu’il entrevoit pour l’avenir, il laisse venir la mort et l’espère. Son combat, ses affrontements perpétuels avec les maîtres de la nuit qui règnent aussi sur le jour l’ont épuisé. Le moment de laisser le dernier mot à ses livres est presque là.

Il la connait bien, la mort… cette grande faucheuse, il l’a si côtoyé souvent, frôlé les contours en tellement de circonstances extraordinaires, qu’il est impossible de toutes les retenir et les exposer devant l’indifférence et l’amnésie généralisée. L’accumulation des massacres est trop imposante pour la multitude, une mémoire sélective s’impose de fait afin de conserver à la race ses illusions de bonheur. Le drame de Céline se situe justement dans cette incapacité à vouloir réduire cette mémoire si précieuse à une perversité politique. Pour Céline, le bonheur n’existe pas, seulement la mort au bout du parcours.

La mort, il l’a connait sous toutes ses formes, en engagé de 14 et aussi, nous l’oublions, de 39 comme médecin sur un transporteur de troupe, en colonisateur, en médecin des pauvres, en fugitif, en prisonnier et surtout en écrivain où l’Ankou est partout présent, une mort obsessionnelle. Cette « seule vérité », qui nous apparait après l’ivresse de la vie, le seul aboutissement possible au drame chaotique d’une humanité triomphante et insouciante où elle devrait s’imposer une plus grande humilité devant ce qui l’attend.

Le caractère insoutenable de la mort, Céline l’a hurlé de toutes ses fibres, dans ses mots, dans sa langue, français si riche en nuances et en puissance. Il a placé la mort où elle doit se trouver, au centre du tout, et ce, avec une sensibilité qui lui est si propre, sensibilité toute célinienne que trop cherchent à nier et interprètent encore comme de la vulgarité, cette crainte instinctive de s’enfoncer dans l’œuvre de Céline et ne plus pouvoir en émerger. Tout est là, plonger dans Céline, c’est vivre avec la mort sous toutes ses formes.

Céline est mort seul, comme il l’a voulu, «pas de médecins, pas d’hôpital», pas de soins, face à face et seul à seul, tels deux vieux complices qui se retrouvent définitivement après un parcours parallèle ponctué de hasards, c’est Bardamu et Robinson qui se rejoignent enfin pour tenter de boucler la boucle «et qu’on en parle plus».

La mort oui, il est prêt à se laisser emporter, mais avec le moins de souffrances possible, même s’il affirmait que l’homme se raffinait dans la souffrance et se vulgarisait dans la fête. Contrairement à la mort, la souffrance peut être atténuée et c’est principalement pour cette raison qu’il fut médecin avant d’être écrivain, afin de soulager une partie de la souffrance humaine en s’attardant à la « psychologie » du patient plutôt qu’à lui prescrire la dernière nouveauté pharmaceutique, autre tare qu’on lui a fréquemment reprochée, d’être un mauvais médecin. Pourtant, tous ceux qui l’ont côtoyé soulignent son extrême douceur et sa patience, en particulier envers les enfants.

Ce jour-là, ce 1er juillet, temps de canicule, Céline venait à peine de terminer sa dernière «chronique» achevant l’histoire d’un siècle qui, comme lui, avait vieilli prématurément à force de malheurs et d’outrances; siècle dévorant allègrement ses enfants avec un appétit insatiable, comme si l’accumulation des cadavres pouvait assurer le bonheur des masses, plutôt que celui des marchands de canons.

Ce siècle de raison fut chargé de promesses et de désillusions, d’affirmations et de désarroi, de technique et de destruction, d’appartenance et de nivellement. Il en fut surtout un siècle de mensonges et de fourberie et un homme seul, a osé l’affronter dans toute sa démesure. Céline est devenu une sorte de héros mythologique des temps moderne, sinon comment expliquer l’aura qui l’entoure et l’étrangeté de sa «popularité».

Sur Meudon, 25 ters routes des Gardes, c’est la fin de quelque chose, le recueillement, c’est le respect et l’attente, comme si d’autres évènements hors du commun allaient se produire. Les animaux se sont tus, ils préfèrent la simplicité du silence aux états d‘âme des hypocrites, les bêtes savent et ressentent la sensibilité de l’écrivain qui se dilue lentement dans l’air lointain de Paris. Lui qui affirmait qu’un menhir ou un dolmen valait toutes les cathédrales du Moyen-âge, les seuls dignes de sa confiance, les animaux, se devaient de lui rendre ce dernier hommage, le seul qui compte vraiment; hommage en souvenir des fées, des déesses et de l’ensemble des danseuses de l’imaginaire célinien.

À sa mise en terre définitive en novembre 1961, Arletty qui assiste à la cérémonie conclue ainsi :

« … un chat roux s’installe près du cercueil pendant toute la cérémonie; un jeune enfant arrose des fleurs près d’une tombe voisine, un houx poussait à côté. Ce qu’il eut souhaité. L’enfant, l’animal, l’arbuste. Je jette sur sa tombe un peu de terre de Courbevoie». D’un Céline l’autre, p.100David Alliot Bouqins Robert Lafont.

Pierre Lalanne