jeudi 14 mai 2009

Louis-Ferdinand Céline et la souffrance

Est-il possible de saisir entièrement l’esprit de Louis-Ferdinand Céline, surprendre sa conscience secrète, dissimulée dans ses romans, ses ballets, ses pamphlets, ses articles et y découvrir un seul chemin pour mieux parcourir l’œuvre, un sens caché liant l’ensemble? Est-il possible de s’abandonner sans danger à l’ampleur et à la richesse de l’écriture et de persévérer? Prendre un second souffle et plonger plus loin, dans sa correspondance, se laisser noyer par ces milliers de lettres à l’un et à l’autre, écouter la somme de ces cris déchirants de l’exil danois et ne pas éprouver le même désespoir qu’il ressent?


Dans un siècle, on en retrouvera encore de ces missives, ces appels contre l’arbitraire du vainqueur assoiffé de vengeance et convaincu de sa grandeur, de sa force et de son droit divin à se faire justice. Céline a rapidement compris que l’essence de l’homme est le mensonge, le meurtre et la vengeance, les fondements de son pouvoir sur le monde qu’il domine.


Dès le « Voyage », Céline a démontré que l’individu traverse l’existence la tête engourdie dans un brouillard conditionné par la souffrance. Il sait le roulement de l’histoire impitoyable pour ceux qui la subissent, ses figurants. Dès l’enfance, le fils est enchaîné aux rêves des parents. Puis, l’école assimile et encadre la moindre tentative d’imagination et l’offre en pâture à un système qui le brise en morceaux pour mieux en redistribuer les restes aux avides, aux patrons, à l’État et à ses institutions dans un asservissant programmé et huilé. En récompense de sa soumission, il devient l’esclave d’un salaire alloué en fonction des normes de la consommation mondiale et va lentement crever d’un cancer ou d’une cirrhose avec le sentiment du devoir accompli.


Parfois, dans ce brouillard de mensonge et de souffrance tranquille, une guerre vient faucher toute une génération mais, aussitôt reconnaissante, la société rend les honneurs aux sacrifiés du jour et élève des monuments aux morts, frappe des médailles et commémore la grandeur de mourir aux champs d’honneur dans un nouveau rite laïque qui, lui aussi, se veut immuable. Plus rarement, le déferlement d’une révolution perce la nuée, mais les rêves se transforment rapidement en cauchemar encore pire qu’avant, puisque tout est à recommencer. La guerre, la haine, la vengeance.


Après 1944, il devient le candidat idéal, celui à donner en exemple, le bouc émissaire parfait pour des élites drapées d’hypocrisie, de justice et de pouvoir. L’écrivain est en fuite, pourchassé, censuré, emprisonné, son éditeur assassiné et, finalement condamné à l’indignité nationale et amnistié uniquement par une entourloupette de son avocat. Seul! Entièrement isolé pendant toutes les dernières années de sa vie, Céline est une bête traquée, haï par une meute de chiens excités, prête à le déchirer au moindre signe des bien-pensants, à la moindre hérésie de sa part. Il se tait… Il n’a pas le choix de se taire et d’écrire.


Aujourd’hui, les générations sont soumises à un Dieu monstrueux. Elles sont avalées par une bête fabuleuse, asexuée se reproduisant par l’intervention du Verbe : la Loi du Marché. Conséquence logique, l’individu n’est plus seul à souffrir, c’est la Terre entière qui est vidée de sa substance par la divinité du Marché et de ses tables de la Loi. Vivant, Céline aurait matière à dire encore que personne ne lui a encore démontré qu’il avait tort.


Se laisser envahir par la souffrance célinienne, c’est constater l’incapacité de l’individu à sortir du brouillard dans lequel il s’est lui-même enfoncé; c’est constater que la der des ders ne viendra jamais, sinon dans le spectacle d’une grande finale, celle de l’extinction de l’espèce qui se terminera à coups de massue, jusqu’au dernier mort expirant au nom d’une chimère : la Liberté! La démocratie! Pour Céline, il est impossible de sortir d’un tel brouillard, d’un tel mensonge. Il n’y a que la souffrance à exprimer et, peut-être, parfois, à soulager.


Après la boucherie de 14, il a cru un moment que la médecine pourrait faire office d’un baume à la souffrance généralisée, mais sa pratique n’a que confirmé ses appréhensions et amplifié son désespoir face à l’impossibilité de la tâche. Cet échec a déterminé l’éclosion de sa véritable nature et son ouverture totale à l’écriture. Inconsciemment, Céline s’est donné la mission de transposer la douleur du monde en art, en mots et en musique, en style, une formulation magique que personne n’a réussi à percer, ni à expliquer. C’est le caractère unique, l’Émotion divine de l’œuvre célinienne.


C’est par la souffrance que son style devient métaphysique, multiple et passion; devient musique! Devient cette sensibilité dissimulée derrière une accumulation de rage et de haine. La réceptivité de Céline à la souffrance est plus réelle et sincère que celle contenue dans toutes les religions monothéismes réunies, car elle s’attarde aux véritables malheurs de l’Homme, aux mensonges et à la souffrance terrible et inconsciente d’y être enchainé. C’est fondamentalement pour cette raison qu’on le déteste tant, car malgré le mystère dont il s’entoure, nous savons qu’il touche à l’essentiel.


Lire Céline c’est souffrir l’Homme avec lui, c’est vivre avec la certitude de notre ignorance à saisir l’inutilité de notre existence; c’est s’imposer à contempler l’ombre de la mort en sachant qu’il n’y a rien derrière. Lire Céline, c’est se mettre à nu devant une infinité d’émotions troubles, qui enfoncent les tabous et les interdits… les mensonges généralisés et la certitude de la fin.


Malgré tout, C’est aussi une invitation à recommencer cette kabbale magnifiquement païenne et à tout reprendre autrement. C’est l’espoir qu’une nouvelle lecture dévoilera un nouveau sens caché, la découverte d’une clé pour accéder à notre Graal intérieur, mais brutalement, nous sommes toujours ramenés au point de départ, au début de l’œuvre; au début de l’ultime « Voyage au bout de la nuit », le nôtre et le sien où « rien ne luit ».


Pierre Lalanne

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