mercredi 15 décembre 2010

À qui appartient Louis-Ferdinand Céline?

Je l’entends rigoler ou bien rugir à cette question prétentieuse et provocatrice, lui, n’ayant appartenu à personne, sinon à lui-même. Sa liberté d’esprit, son indépendance farouche et son regard acéré qui a suivi une époque tourmentée. Sa vie est également à la mesure de son siècle, écartelée et déconcertante. Être et l’écrire, le décrit le mieux. Grâce ou à cause de son parcours, Céline a transcendé la réalité et l’a permutée en fonction des circonstances et des hasards qu’il a volontairement et violemment provoqués. Peu importe les résultats de la translation, c’est-à-dire le délire, le rejet de ses pairs jusqu’à l’isolement. Jusqu’au reniement.

Les autres conséquences de cette provocation des hasards, nous les connaissons aussi : les réactions, la vengeance et les menaces d’exécutions. Puis, vint le temps de la censure, la mémoire collective tronquée et la séparation définitive des bons et des méchants, les coupables d’un côté et, de l’autre, les purs. Céline souffre terriblement de la haine des siens, c’est indéniable, mais la souffrance fait également partie de son cheminement. Elle fait partie de son écriture, sans cette souffrance qui se transforme et s’adapte au gré des évènements, Céline ne serait pas Céline, il n’existerait pas. Pareil aux autres, à nous tous, il se serait contenté de subir et de se taire.

La différence a son prix, il ne peut rien contre le reniement qui l’afflige, la condamnation, le rouleau compresseur de la «raison d’État» et cette nécessité d’un «renouveau» absolu, ce «ciment social», qui se trouve mille fois plus importantes que le sort d’un individu, que l’itinéraire irréductible d’un insoumis et pire encore, d’un artiste. À cet égard, l’intégrité et la sincérité de l’homme envers sa patrie et de l’écrivain face à l’histoire sont irréversibles. Il demeure irrécupérable, car, c’est dans son essence que Céline est dangereux, cette terrible acuité à remettre en question le but de notre Voyage à tous; le beau devant nous conduire collectivement à la félicité.

Paradoxalement à sa réputation sulfureuse, c’est par sa sensibilité et par sa finesse que Céline nous rejoint le plus et réussit à imposer sa supériorité sur l’ensemble de ses contemporains; supériorité inacceptable et impardonnable aux yeux des médiocres. Il a réclamé et imposé à tous sa différence et, par le fait même, son unicité, son individualisme, en affichant une liberté d’esprit agressive envers une époque où, l’implication dans une idéologie ou une autre, faisait office de religion; ce mensonge enrobé d’allégresse. Précisons que « L’objectivité idéologique », propre à notre temps, n’a pas vraiment modifié la donne, mais simplement recouvert d’un voile de pudibonderie où, inatteignable, l’intellectuel se vautre dans ses visions soporifiques d’une société aseptisée.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la détermination de Céline à demeurer un parfait solitaire, un anarchiste de la pensée et, bien entendu, cette assurance est perçue par la plupart, comme une position intenable, un signe évident de folie ou d’inconscience et une attitude irresponsable. Enfin, son refus définitif à admettre « ses erreurs » ne fait que confirmer l’opinion générale. En fait, en refusant la soumission judéo-chrétienne par une confession publique et le pardon universel comme rédemption, Céline s’est mis lui-même et définitivement en dehors de la société en réaffirmant une fois de plus son indépendance.

Si au moins, il avait reconnu s’être trompé et demandé… regrettent-ils, comme un curé qui laisse échappée, à son dernier souffle, une âme perdue.

La plongée célinienne dans la démesure est davantage une volonté de démontrer sa liberté, plutôt qu’une conviction fanatique envers la nature de son délire. Le devoir de sujétion constitue le pire des asservissements, d’autant plus que cette obligation morale repose sur le mensonge. Cela lui est insupportable, alors il se cabre et provoque encore et encore, jusqu’à l’outrance. Le racisme de Céline n’est pas une nécessité absolue, mais un moyen d’exacerbation conjoncturel envers une situation, pour lui, insupportable et insurmontable. Une réaction d’autodéfense limitée dans le temps, l’ultime moyen de provoquer des réactions et d’éviter une catastrophe.

Le besoin de frontières, de renforcement de l’identité par l’appartenance à un territoire, constitue une réaction instinctive de survie, comme se nourrir et se reproduire. L’abolition des «repaires nationaux» en tant qu’idéologie et modèle de société est un leurre et ne sert que la propagation des valeurs libérales par la réduction de l’imaginaire et sa transformation en une machine à produire et à consommer.

Étrangement, malgré l’aversion qu’il suscite, Céline fascine. Est-ce l’attirance envers le mal, que l’on voit en lui? Cet ange déchu, jouant le rôle du serpent en offrant aux pauvres mortels, le fruit défendu de la connaissance. Ses offrandes renferment les mystères, les secrets et les paradoxes de la vérité, mais surtout de la mort, inexorable et définitive. On ne compte plus les études, les thèses, les articles scientifiques, les hypothèses, les recherches universitaires et les analyses savantes sous le scalpel des spécialistes, tous veulent cerner cette «petite musique» qui ensorcelle aussitôt qu’on l’entend. Tous veulent comprendre, saisir l’étincelle, l’adéquation du génie et du délire qui, fatalement, conduit à l’ultime révélation… Le lien entre la beauté du verbe et la saleté du monde, comme s’il pouvait vraiment y avoir une véritable coupure entre les deux.

Ainsi, depuis quelques décennies, la recherche est impressionnante et passionnante. Elle reflète cette fascination que suscite Céline et le désir presque obsessionnel de savoir, de percer la férie célinienne et l’enrober de concepts multiples et complexes qui expliqueraient tout. Peut-être s’agit-il aussi de l'envie inconsciente de l’accaparer, le domestiquer, le dompter afin de le mettre en cage et en diplômes. Alors, son écriture ainsi enfermée dans des livres autres que les siens, ses secrets conceptualisés, Céline sera enfin démystifié et beaucoup moins dangereux; lentement, alourdis, il sombrera étouffé dans l’épaisseur des encyclopédies.

Étudier Céline est, certes, le signe d’une grande vitalité, mais le danger est d’oublier le plaisir du lecteur, curieux de toucher au mystère célinien. Lire Céline est avant tout une aventure fantastique, une expérience unique et éprouvante, mais combien stimulante et rafraichissante. Il y a là une langue hors du commun qui bouleverse et ébranle profondément les sentiments du lecteur et, surtout, ces certitudes.

Céline doit donc, avant tout, demeurer accessible à tous, il y a nécessité d’entretenir le plaisir de le lire et la curiosité de découvrir l’ensemble de son œuvre. L’écrivain ne doit pas tomber sous l’emprise exclusive du savoir universitaire et devenir uniquement un sujet de thèse. Un abus de science, tue l’attrait du mystère et lecteur s’en détournera. Le rôle de l’université consiste aussi à vulgariser et susciter l’intérêt, le plaisir de connaître, de découvrir par soi même, sa propre vérité et la séduction célinienne fera le reste, dévoilera son incroyable vivacité.

Frédéric Vitoux, dans son avant-propos à son livre : «Céline, l’homme en colère», soulève fort justement ces interrogations :

«Céline salué par le monde entier? Sans aucun doute, mais par qui? Par quelques centaines, voire au mieux quelques milliers d’étudiants éparpillés (…) Et en France? Les chiffres sont éloquents. Gallimard vend chaque année quelques dizaines de milliers d’exemplaires de «Voyage au bout de la nuit», sensiblement moins pour «Mort à crédit». Pour le reste? Les tirages de Guignol’s Band ou d’Un château l’autre restent misérables. Pourtant, il s’agit bel et bien de chefs-d’œuvre. Céline serait-il l’auteur le plus méconnu de la littérature moderne? (…) En d’autres termes, il n’est pas indifférent ou inutile de reprendre notre bâton de pèlerin, non pour convaincre les plus avertis du génie de Céline et de son importance dans la littérature française, car se combat-là est gagné, mais pour le présenter au grand nombre, à de nouvelles générations, pour l’éclairer non pas à la lumière d’un seul livre (…) mais de toute son œuvre, reflet de toute sa vie.» «Céline, l’homme en colère» aux Éditions écriture, 2009 P.13

Alors, en 2011, juste 50 ans après sa mort, à qui appartient Louis-Ferdinand Céline? Aux universitaires qui le décortiquent en tous sens ou aux simples lecteurs qui, un jour, pour en avoir entendu parler au hasard d’une conversation, par un ami, un professeur, ose ouvrir un livre de Céline et y découvre un monde insoupçonné rempli d’obscurité, de musique, de danse, de féérie et de grandes vérités.

Une légende urbaine (je n’ai pas retrouvé la référence) raconte que le livre de poche le plus dérobé dans les librairies françaises est «Voyage au bout de la nuit». Si cela est véridique, il s’agit d’un signe rafraîchissant, un clin d'oeil sympathique qui nous montre l’image d’un Céline rebelle et jeune, attirant l’insoumis, des lecteurs la recherche de leur propre vision du monde, des interprétations, des vérités que nos sociétés modernes sont incapables d’offrir. Une réaction salutaire au lavage de cerveau systématique et quotidien subit par les troupeaux étudiants, perdus dans un système d’éducation axée sur les besoins insatiables du marché et qui assassinent l’imaginaire des jeunes en réduisant d’autant leur épanouissement naturel, si important aux yeux de Céline.

Cinquante ans et la question reste sans réponses, Céline n’a toujours pas de propriétaires, d’attaches, d’écoles attitrées, de tendances, de modes, il est toujours solitaire et unique, inclassable, indéfinissable, et, surtout, à l’extérieur de toutes formes de chapelles. La preuve, c’est qu’il va toujours chercher ses lecteurs à gauche, à droite et aux extrêmes de toutes les tendances. Il ne s’accroche pas au vulgaire, au paraître, il glisse entre les doigts de ceux qui cherchent à le tenir par terre, le nez enfoncé dans leur pourriture. Méfiant, il se laisse approcher, à petits pas par ceux qui sont prêts à l’aborder et à se laisser tenter avec une absence totale de pudeur et de préjugés où les mises en garde sont plus importantes que le véritable contenu.

En fait, Céline appartient, peut-être, seulement aux enfants, il détient un peu de leur innocence, leur vulnérabilité et leur impuissance face à la lourdeur des adultes. Verbalement, il peut être violent comme eux et sans trop de raisons apparentes, puis, subitement, devient d’une grande tendresse devant de simples banalités. À ses yeux, l’enfance est le symbole d’innocence et de pureté, seuls les enfants et les animaux possèdent ce rare privilège.

Sans autres droits de propriété que leur enthousiasme, il y a ceux qui désirent maintenir vivante la présence de Céline, la rendre accessible au plus grand nombre et, par le fait même, contribue à la diffusion de ses œuvres et à la connaissance de l’homme. Soulignons l’importance de sites Internet, comme Louisferdinandceline.free.fr lepetitcelinien.blogspot.com ou celineenphrases.fr, qui contribuent à la vitalité de l’écrivain et que penser de la persévérance et du professionnalisme du «Bulletin célinien» de Marc Laudelout qui, depuis 30 ans et malgré le silence des «grands médias» autour de Céline, s’acharne à montrer l’envergure du personnage et le rendre incontournable.

Lorsque, ce 1er juillet 1951, Céline disparaît dans le silence et l’indifférence, la France préférant s’émouvoir du suicide d’Hemingway, plusieurs se sont réjouis; enfin, nous n’entendrons plus parler de ce salopard, on finira bien par oublier ses livres. La sortie de Céline correspondait à la vie qu’il a menée, sans compromis… «… pas de médecin, pas d’hôpital » qu’il dit, à Lucette, preuve qu’il entendait rester maître de son destin jusqu’à la fin et même bien au-delà.

Pierre Lalanne

mercredi 1 décembre 2010

De la perpétuité des guerres

Tout au long de son œuvre, Maurice G. Dantec, nous explique qu’à l’instant où a pris fin la Seconde Guerre mondiale, la Troisième s’est aussitôt mise en marche et se terminera, à plus ou moins longue échéance, dans une catastrophe généralisée; la fin d’un monde et peut-être le début d’un autre, que nous souhaiterions autrement. En nous remémorant l’histoire depuis 1945, nous sommes bien obligés de constater qu’il y a quelque chose de troublant dans la marche du temps et la sérénité qu’affiche notre civilisation.

Délavée, notre mémoire collective se réduit à des séries de minuscules flashs télévisés, expéditifs et sans suite véritable où tout se résume à la certitude d’un avenir confortable. La connaissance est une question de technique et le savoir se marie avec le sens des affaires. Les évènements historiques se transforment en téléréalités qui obéissent aux exigences du marché; la somme des images qui défilent sur les écrans accentue la sensation d’éphémère en banalisant la souffrance des hommes; un spectacle à grand déploiement, la course effrénée pour une information vide de contenu.

Alors, depuis 1945, que de guerres, des guerres à la chaine, en successions; est-ce possible, de les répertorier dans leur ensemble, d’en établir le décompte, d’allonger toutes les raisons, de séparer les justes des injustes, de poser les résultats, accorder un pointage, de conclure, toutes ces analyses, ces philosophies, ces débats éthiques pour un monde enfin à la hauteur de l’esprit humain.

Des guerres et des conflits armés, depuis 1945… La division de l’Allemagne en zones occupées, le blocus de Berlin, la révolution chinoise, la création d’Israël, guerre civile en Grèce, Guerre froide, Rideau de fer, guerre de Corée, coups d’État en Amérique Latine, l’Indochine, décolonisation interminable de l’Afrique à l’Asie…, Cuba, crise des missiles et équilibre de la terreur, Vietnam, Cambodge, Laos… Révolution culturelle, guerre des Six Jours, puis, la revanche de 1973. Palestine, Irlande-du-Nord, oppression et répressions, guerre civile au Liban, l’URSS en Afghanistan, guerre des Malouines, Chine/Vietnam, hécatombes Iran/Irak… écroulement de l’empire soviétique et explosion dans les Balkans… l’Irak/Koweït/occident, Tchétchénie, génocide au Rwanda, 11 septembre, l’OTAN en Afghanistan, l’invasion de l’Irak… Afrique toujours… Palestine toujours… Liban encore, Pakistan, Cachemire, ex-Républiques d’URSS, autant de poudrières qui ne demandent qu’à éclater partout…

À chacun son tour, à chacun sa guerre.

Toutes ces guerres, les prochaines, celles qui suivront, en rafales et en boucles… explosives, dévastatrices, interminables; futures guerres pour l’eau, pour la terre, pour les matières premières, pour les religions, le climat, l’espace vital; les étoiles, invasions successives, jusqu'à la toute fin; mélange des genres, jusqu’à l'épuisement des joueurs, la catastrophe généralisée; guerre de l’atome, bactériologique, chimique… les castes se finiront à coups de bâtons dans les ruines des mégapoles.

Comme le dit si bien Céline, depuis des siècles que les livres sont remplis d’idées et surchargent les étagères des bibliothèques; toujours pour justifier l’injustifiable… Bonaparte est un grand empereur voulant construire l’Europe et Hitler, un tyran assoiffé de sang voulant réduire le monde en esclavage. Les uns sont décrétés grands hommes et tous s’enfoncent lentement dans les oubliettes de l’histoire en oubliant le pourquoi d’un tel gâchis.

À quoi bon se rappeler que 39-45 découle directement de 14-18, qui est la revanche de 1870, la poursuite des guerres napoléoniennes et l’exportation de « l’esprit » de la Révolution française et de l’américaine; la philosophie des temps modernes, nouvelle légitimation pour des massacres à grand déploiement à l’image de la raison et de la science. Nous n’avons qu’à suivre le nom des innombrables champs de bataille, victoire ou défaite et qu’importe la chair à canon, sacrifiée sur les autels du triomphe du bon droit.

L’embrasement de 1939-1945, ne se limitent pas aux chambres à gaz, il en est une conséquence, la plus « déroutante », celle qui frappe l’imaginaire, les consciences; celle qui fait oublier tout le reste; celle dont on se sert pour culpabiliser les générations futures et imposer la cadence aux années qui suivront.

En fait, cette période représente le symbole du triomphe absolu du progrès et de l’efficacité, où la capacité technique de l’homme à anéantir la race humaine emprunte le chemin de la perfection. Le zyklon B ou la bombe A, imposent aux générations à venir, les intentions du génie humain dans son désir d’un plus grand nombre de victimes à un moindre coût possible et dans les meilleurs délais. C’est l’efficacité et la productivité qui, à présent, alimentent les idéaux de l’humanité et cela se raffinera au cours des décennies qui suivront.

Nous refusons d’admettre que l’ensemble de l’idée de progrès repose exclusivement sur l’industrie de la mort; que les chambres à gaz ne constituent pas une exception, un accident de l’histoire, mais une norme intimement liée aux progrès techniques. La Seconde Guerre mondiale a également systématisé la destruction des villes et des civils, génocides au phosphore et au napalm de femmes et d’enfants; en une seule bombe, Hiroshima et Nagasaki illustrent le summum de la puissance destructrice, l’aboutissement final, le saut vers le néant.

Céline ne percevait pas les choses bien autrement, pour lui, le progrès de cette nature constitue un vice, une menace mortelle pour l’humanité, son asservissement à un monde sans âme et sans espoir où règne la terreur du lendemain.

Il a ressenti profondément le danger du progrès dans la boucherie de la guerre de 14-18, les premières véritables avancées dans la capacité destructrice de l’industrie. Céline devient pacifiste, parce qu’il saisit toute l’ampleur du danger qu’apportera la modification des modes de vie, basée sur la machine, la déshumanisation, la fin de l’imaginaire. Le pacifiste de Céline va au-delà de la guerre des tranchées, il voit au-delà de l’avenir.

Bardamu en Amérique illustre bien le futur abrutissement de l’homme au service d’un système qui s’articule uniquement autour de l’efficacité et de la productivité; le comptage des puces, l’organisation du travail chez Ford, le gigantisme des villes… la « ville debout » en constitue une image, qui s’impose d’elle-même.

Contrairement à l’humanisme pour qui le progrès est la seule manière pour l’homme d’atteindre le bonheur, de mettre fin à ses souffrances et même, de toucher à l’éternité, Céline y voit l’inverse. Il sait que le prix à payer est trop élevé; la guerre est le moteur de l’union forcée des hommes, ce qui les rendra libres et démocrates dans le bonheur du libre marché et du développement à outrance. Il est fascinant de constater que les grands humanistes sont toujours les premiers à approuver, au nom du progrès, ces guerres de libération où mourront des centaines de milliers d’individus.

C’est pourquoi Céline est contre la guerre; contre toutes les guerres. Non pas, par élévation de l’esprit et supériorité philosophique, dont aiment bien se targuer la plupart de ces penseurs à bonne conscience, car, pour eux, malgré leurs sentiments, la guerre est socialement acceptable.

Il connaît la nullité et l’inutilité d’un tel discours, celui du curé qui baptise d’une main et exécute de l’autre. Le pacifiste de Céline, comme le souligne Morand Deviller dans son livre «Les idées politiques de Céline», se réduit à une nécessité toute simple, au sentiment primaire de la survie, à une logique qu’elle qualifie un peu de simpliste, un pacifisme uniquement ciblé sur le bon sens, de faire comprendre à l’homme par l’absurde, le ridicule pour un homme de tirer sur son voisin sans savoir pourquoi :

«Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d’heure.

Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je ne savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli envers eux. Je les connaissais un peu les Allemands (…) mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.

La guerre en somme c’était tout ce qu’on comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.

Il s’était donc passé dans ces gens là quelque chose d’extraordinaire? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en apercevoir»… Voyage p15

Bien pire, Céline ose aller plus loin et argumente sur la nécessité d’inverser la valeur la plus fondamentale de l’homme, de l’attaquer et de s’en moquer : le courage. Mourir à la guerre, s’égorger pour un idéal, défendre les valeurs d’une civilisation qui désire vous expédier à la mort ne mérite pas le sacrifice qu’elle exige de vous et que tout homme sensé ne peut pas l’accepter. En quelque sorte, «Voyage au bout de la nuit» est l’apologie de la lâcheté, mais aussi le courage d’accepter d’être un lâche.

Inconsciemment, c’est le caractère permanent et continu de l’état de guerre, qui incite Céline à jouer sur l’absurdité et la « lâcheté ». Les pamphlets ne sont pas autre chose, par leur démesure, ils montrent l’impuissance de l’homme face à un monde aveugle et impitoyable qui s’engage dans une impasse et se refuse à toute forme de remise en question de sa condition. Vers la fin de sa vie, l’obsession de voir défiler les Chinois à Cognac est dans la même veine, il voit dans la guerre un supplice sans fin…

Précisons tout de même que Céline n’est pas contre l’armée pour autant, paradoxe? Pas vraiment, il est avant tout patriote et avare du sang français, lorsque la patrie est menacée, il agit. Il s’engage. Dès septembre 1939, il s’embarque comme médecin sur un cargo réquisitionné pour transporter les troupes. En juin 1940, il accompagne, avec une ambulance, les réfugiés dans la débâcle. Il refuse également de s’embarquer pour l’Angleterre, non pas pour collaborer avec l’occupant, mais par devoir envers la patrie humiliée.

Pierre Lalanne

lundi 15 novembre 2010

Louis-Ferdinand Céline, l'insoumis

La rébellion, la contestation, «le Grand Soir» ne sont plus que des concepts abstraits, des chimères, des utopies qui ne veulent plus dire grand-chose, des histoires d’un autre temps. De si belles idéââs, récupérées par les contestataires eux-mêmes, qui les transforment en produits et sous-produits que l’on expose en songeant aux idoles brisées du passé; un présent asexué et luxueux, vulgaire de suffisance qui s’exhibe dans les présentoirs, tel un idéal à atteindre. De Jésus et son amour du prochain, de Lénine et ses damnés de la terre, du grand industriel dans ses institutions curatives, tous attendent une même rédemption qu’aujourd’hui, seul l’argent est en mesure d’offrir.

Nos remises en question existentielles naviguent à l’aise dans la fluidité rassurante du néolibéralisme. Malgré les difficultés, les crises et cette culpabilité qui nous rassure de notre humanité, il y a toujours quelque chose à glaner, une occasion, un petit profit ici, une bonne affaire là… Rien de mal à ça! La vie est ainsi, les échanges, le commerce, c’est la seule course au bonheur possible. De l’exclusivité religieuse, nous sommes passés, en quelques siècles, aux prérogatives du politique et, à présent, le monopole de la modernité est strictement économique.


À ce qu’il paraît, l’évolution est à ce prix, les temps s’accélèrent, la planète se globalise, les frontières fusionnent et rares sont ceux qui contestent les fondements mêmes du capital et de ses bienfaits, pollens d’or et d’argent à haute teneur de productivité qui croissent et se multiplient, aussitôt le sol touché. Résultats, le monde se démocratise, la liberté s’envole et, ma foi, l’ensemble se porte bien. Il existe bien quelques des problèmes d’adaptation, de rodage, de conjoncture, mais l’argent, l’investissement, les rendements, la compétition constituent la seule voie possible.


Encadrées par les lois, les questionnements, les petits soubresauts, les contestations d’usages ne sont plus que soupapes et défoulements collectifs pour une illusion démocratique. L’idéologie unique, basée sur le scientisme et la recherche exclusive du profit, nivelle et transforme l’homme en une machine robotisée, et ce, à une vitesse phénoménale. Les manipulations génétiques, le clonage, les biotechnologies corrigeront les dernières imperfections du modèle.


Quant à la réflexion, la critique, les remises en question, elles se canalisent dans l’absurdité télévisuelle. Les revendications sont prévues, planifiées, annoncées et approuvées, elles doivent faire consensus et se regrouper sous une bannière approuvée; tel un sport, on départage en comptant les victoires et les défaites en se fiant sur le nombre de manifestants, les flics et le syndicat débâtent des bons chiffres, on sonde, divise, multiplie, les côtes sont établies et le vainqueur est promu.


La démocratie s’exprime et chacun couche avec tout le monde et tète à la même mamelle, pas d’inquiétude, chacun aura sa part en fonction de ses responsabilités et de ses privilèges; encore plus de pinards, de spectacles, de jeux, de belles bagnoles et de «sextoys» pour la somme de ces petits plaisirs à la portée de tous, qui respectent chacun dans sa spécificité tout en permettant à l’économie de tracer sa route. De cette manière, les risques de dérapages demeurent limités, que ce soit pour monter à la guerre, se rendre au boulot ou défiler dans les rues, le troupeau obéit au quart de tour, les débordements, la violence, reste l’apanage de la racaille, cet éternel lumpenprolétariat, pire que des chiens en meutes.


Toujours, l'affirmation que la conscience est sauve et la morale préservée, pourtant l’essentiel n’est qu’effleuré et même pas soupçonné, personne ne s’engage plus avant, au risque de tout perdre, les acquis, la sécurité, le piège; la multiplication des besoins, ceux des uns et des autres se perdent dans l’indifférence générale quant à leur véritable utilité. Quant à l’espoir d’un monde meilleur, il se concentre dans l’illusion des congés payés, gavés et soulés de festivals et d’activités, détentes et loisirs.


Dans toute cette mélasse quotidienne, on se demande comment réagirait le Céline de «Voyage au bout de la nuit», on le voit toujours aussi mal prendre sa carte du syndicat, défiler dans les rues de Paris ou s’inscrire à un mouvement de gauche ou de droite. Écrivain sérieux, devenir humanitaire de fonction, téléthons, pétitions, cueillettes de fonds et grandes tournées des médias pour promouvoir les catastrophes à répétitions qui affectent l’humanité. Donnez généreusement! Il en restera toujours quelque chose, quelques miettes pour les victimes, si ce n’est de les enterrer dans la dignité.


Heureusement qu’il y en a en quantité, de ces tsunamis, tremblements de terre et ouragans, sinon qui se préoccuperait du sort de tous ces bougres qui peuplent la planète? Tout refus de jouer sur la scène ce théâtre, la grande pièce de la solidarité internationale et de la déculpabilisation collective entraine obligatoirement la réprobation générale.


Rien n’a changé, les acteurs s’adaptent à la réalité, mais la trame de l’histoire reste la même, le fric à amasser pour donner l’impression au démuni que l’on s’occupe de lui. Il est étonnant de constater qu’après ces millénaires de civilisation, l’humanité est incapable de mettre à profit ces capacités «morales» et techniques, afin de parvenir à ses rêves d’amour et de fraternité qui peuplent son imaginaire.


Nombreux sont ceux qui reprochent à Céline et à ses écrits, cette absence de sensibilité (sensibilité qui nous sied si bien) envers les hommes et leurs souffrances, victimes des injustices, de l’inégalité et de la folie générale des maîtres dans leurs manières de s’approprier toutes les richesses. Les contradictions que Céline ose nous jeter à la figure choquent effrontément les âmes sensibles éprises de charité… que de paradoxes sans fin auxquels l’humain est confronté, cette nécessaire réalité du marché, l’indiscutable voix de Dieu, «le respect des lois naturelles», toujours le fort contre le fort au détriment du faible contre le faible devant la façade de la fraternité humaine, à vomir.


Pour Céline, tout cela est forcément immuable et il n’y a pas d’alternatives tout simplement parce que, philosophiquement, «l’intérêt général» ne correspondra jamais à celui de l’individu et à des aspirations trop simplistes pour être rentable. Au nom d’une généralité abstraite, d’évènements incontrôlables qui se répercutent à l’infini, tout est permis. Cela, Céline l’a compris dès 1914.


Il a compris également que le «péché originel» n’a jamais été commis par un homme désobéissant à son créateur, mais a été odieusement trahi par ce dernier. Autrement dit, en créant l’homme ainsi, Dieu est responsable de son geste et porte à jamais le poids de la tache originelle. À l’image de l’homme, Dieu, l’Unique et Parfait, a mené l’humanité dans l’impasse de la légitimation de l’horreur, inscrite dans la perpétuité des guerres; guerres à coups de bâtons, guerres nucléaires ou bactériologiques, guerres de tranchées, de mouvements, grands ballets de blindés ou aérien, l’économie domine et l’une est toujours la conséquence de l’autre.


Dès lors, pour Céline, le lien de confiance est irrémédiablement brisé, ni Homme ni Dieu! L’individu est entièrement seul et, sa souffrance, ne peut-être guérie par la collectivité; le groupe est la prison de l’esprit, la négation de l’individu. Pour Céline, la seule liberté, la seule possibilité d’agir «librement» ne se situe pas au sein du troupeau, mais à l’extérieur, en marge. D’ailleurs, le médecin et l’écrivain sont des êtres profondément solitaires, l’un écoute son malade et cherche à soulager une souffrance inacceptable; l’autre observe et tente de saisir l’incompréhensible, il parle directement au lecteur, lui explique. Lorsque nous nous trouvons devant l’union du médecin et de l’écrivain, il peut se produire alors une sensibilité proche de la révélation.


Chez Céline, le refus de la fatalité débouche obligatoirement sur une insoumission presque violente envers la morale, les normes et les certitudes d’une société qui accepte la guerre comme une finalité divine. Un insoumis n’est pas un révolté, un rebelle, qui est membre d’un groupe, d’un mouvement pour un simple changement de garde.


L’insoumis est seul, toujours. Il reste volontairement à l’écart, méfiant. Parfois, il hurle sa colère. Il délire. Il anathème. C’est la seule façon de maintenir une distanciation entre ce qu’il refuse du plus profond de son être et la nécessaire réalité sociale de l’existence, à laquelle il doit forcément participer. Peu importe le régime, par sa nature, le véritable insoumis le sera indéfiniment, jusqu’à la mort, sinon il abdiquera ses valeurs les plus sincères et avouera son échec personnel, vaincu par le troupeau.


Pour bien marquer cette supériorité morale de l’insoumis, Céline a toujours affirmé n’avoir jamais voté, appartenu à un parti ou groupe, pris parti pour un dirigeant ou un autre. Certes, il a joué avec les circonstances, mais dans un esprit de provocation, pour montrer l’absurdité du monde dans lequel il s’enfonçait. Parce qu’individualiste et incontrôlable, Céline n’appartient pas à la catégorie des revendicateurs, fidèles aux normes de la contestation de l’époque, il n’aspire pas au changement, mais hurle son désespoir. Céline n’est ni un rebelle, un révolutionnaire et encore moins un humanitaire pour qui le malheur doit se présenter sous la forme d’un affreux spectacle, la promotion d’un amour visqueux.


Le but de tout rebelle consiste en un nécessaire rapprochement vers le pouvoir; C’est connu, les «révolutionnaires» d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui. La pensée de Céline est «supérieure» à cette banalité objective, il est impossible pour lui de se laisser embrigader pour une cause qui, forcément, passera de la théorie idéale à une pratique oppressive. Céline est hors cadre et, par nature, au-dessus des conflits, il tente d’en déterminer les causes métaphysiques et les dénoncer à sa manière, violemment.


Selon certains, cette insoumission se limiterait à un passéisme nostalgique, un refus envers l’avenir, à un retour à des valeurs dépassé. Peut-être bien, admettons tout de même que nous pouvons difficilement lui reprocher sa méfiance envers l’avenir; pour lui, cet espoir galvauder de siècle en siècle est un leurre qui ne sert qu’à justifier l’injustifiable. Lorsque l’on sait que le passé est le garant de l’avenir, il est étonnant qu’ils en restent des optimistes pour avoir confiance envers ce que le progrès nous prépare.


Une autre conséquence de son insoumission est le refus systématique « d’admettre » ses torts, présenter ses excuses et rentrer dans le rang, la grande confession publique qui permet le pardon et le retour au groupe; nous retrouvons l’autocritique du «révolutionnaire communiste» qui se contentera à l’avenir d’être seulement un communiste obéissant.


En ce sens Céline est individualiste, son sens du devoir ne peut admettre de suivre le courant pour être simplement comme tout le monde. Ce choix ou cette fatalité entraine l’incompréhension, le rejet et une profonde solitude; l’insoumis est seul dans ses certitudes. En refusant d’admettre ses «erreurs», il réaffirme son insoumission et rompt les derniers ponts, les derniers espoirs de le voir réintégrer le troupeau. Céline n’a jamais désiré être lié par quoi que ce soit, un solitaire qui mène sa barque comme bon lui semble assuré de sa raison et de son droit; personne n’est suffisamment net pour lui donner la leçon.


Cette solitude propre à l’insoumis, il la ressent et l’exprime douloureusement dans la terrible lettre de rupture qu’il adresse, en 1926,à Édith Follet, sa deuxième femme:


«… Quant à moi, il m’est impossible de vivre avec quelqu’un (…) Ne te raccroche pas à moi. J’aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi en continuité – cela sache-le bien et ne m’ennuie plus jamais avec l’attachement, la tendresse – (…) J’ai envie d’être seul, seul, seul, ni dominé, ni en tutelle, ni aimé, libre. Je déteste le mariage, je l’abhorre, je le crache : il me fait l’impression d’une prison où je crève.» Lettres, Pléiade, p.278


Nonobstant les circonstances de cette lettre et, peut-être, son arrangement pour faciliter le divorce en faveur de sa femme, ces mots illustrent crument la perception de son existence future, les fondements de son insoumission, sa vision du monde et les conséquences qui, forcément, en découleront.


Ici, inconsciemment, Destouches, accepte de devenir Céline. Par le rejet du mariage, institution majeure de la société, il chasse les «marchands du temple». Il affirme qu’il ne se conformera pas à ce que l’on attend de lui. Cette décision, il en subira l’hallali pour le reste de sa vie et bien au-delà… pour dix générations.


Pierre Lalanne

lundi 1 novembre 2010

Chasse aux sorcières

Les compliments, la reconnaissance, l’affirmation, tout cela reste toujours, comme en suspend et reste accroché au bout des lèvres, balbutiements et remords qui s’entremêlent et viennent se confronter avec les réserves, les avertissements, la culpabilité, l’usage. À chaque occasion, le déroulement est le même, s’excuser encore et toujours d’en parler avec, parfois, un d’enthousiasme que l’on parvient à peine à maitriser.

Les apologies sont réservées aux Nobels, ces guerriers de la paix, et autres défenseurs de la paix du capital; coquelicots, Légions d’honneur, statues de bronze, les héros suintent sous le poids d’une pauvre quincaillerie illustrant leurs sentiments et leurs certitudes envers une civilisation qui, atteindra bientôt les étoiles

Admettons, tout de même, la possibilité de faire un certain éloge de l’écrivain Céline. Longtemps, plusieurs ont cherché à nier son existence, mais, il est maintenant difficile de passer outre, son talent et sa marque sur la littérature française ébranlent encore les tours d’ivoire universitaires. En contrepartie, afin de limiter l’exception, afin de forcer les croyances en une moralité pour laquelle des millions d’humains ont trépassé, il importe de rappeler les travers de l’homme Céline, ses erreurs, ses abominations, ses relations avec le diable. Nommer le monstre, le montrer du doigt et exprimer sa réprobation, voire son dégoût. Il y a là un défoulement collectif qui s’apparente aux bonnes séances des partis communistes de la bonne époque.

Une procédure tellement ancrée dans l’ordinaire, que s’en est devenu un passage obligé, le prix à payer pour une pseudo liberté d’expression. La raison exige de la distance, entre le chercheur et son sujet. Exprimer bien haut l’objectivité du spécialiste et la prémunir contre d’éventuels critiques ou reproches, mise en garde d’une confrérie ou d’une autre, gardienne de la vérité civile, ces associations champignons, nouveaux ordres religieux au-dessus de tout soupçon, qui veillent au grain, inquisiteurs de la modernité, à l’affût de la moindre virgule un peu trop volage.

Tellement ancré, que même les plus farouches partisans du Maudit, n’échappent pas à la règle, un préalable, une nécessité intellectuelle à la reconnaissance de leur savoir. Pouvons-nous, vraiment, les blâmer? Ont-ils le choix d’agir ainsi et de se soumettre aux usages, s’ils ne veulent demeurer éternellement anonymes, isolés avec des idées dangereuses qui bouillonnent au milieu d’une foule hurlante, prêt à lyncher n’importe qui et au moindre commandement, aboiement des maîtres, convaincus de leur vérité? Pas vraiment, avouons-le. Ici, les règles écrites sont inutiles, le non-dit, l’autocensure et les traditions suffisent, ils pèsent lourd, à gauche comme à droite.

Des exemples! Oh! Il en a des cents et des milles, laissons tomber les plus abjectes, où la haine du puriste rime avec style. Contentons-nous des petites dénonciations mesquines, allusions sans façon, avertissements doctrinaux, du pas grand-chose; souvent, du presque rien, un mot, une phrase anodine, comme ça, mine de rien. Il y en a des centaines de cas, qui se ressemblent, se chevauchent et se multiplient à l’infini; un livre entier de citations à répertorier pour bien s’assurer que le monstre restera dans son cercueil de plomb.

Jamais nous n’avons vu autant de parti-pris envers un écrivain, une véritable chasse aux sorcières une véritable «École des cadavres». Prenons seulement le catalogue de la collection la Pléiade, la présentation des œuvres de Céline… «…une des grandes œuvre de son temps, quoi qu’il y ait d’autre part à reprocher à son auteur» (La pléiade, Catalogue 2009 p.29). C’est bien peu, une bagatelle, un léger reproche, mais c’est tout de même pernicieux. Reproche-t-on le Goulag à Aragon? Dans le même catalogue : «…(Aragon) fut de toutes les aventures littéraires et politiques du siècle.» (P11). Allons donc, avouons que c’est très joli… l’aventure du siècle pour le poète communiste et les reproches pour Céline, le raciste…».

Dans le magnifique volume : «Lettres», publié également à la Pléiade, une lettre à Célie Ambor (juive) datée de décembre 1933 où Céline cherche à la rassurer sur les intentions des nouveaux maîtres de l’Allemagne : «Les juifs sont un peu menacés, mais seulement très peu» (p. 408). La note, qui accompagne cette phrase est : «après s’être au début de l’année inquiété pour ses amies juives d’Europe centrale, Céline se veut rassurant, d’une phrase que nous ne pouvons aujourd’hui que juger sidérante» (lettre 33-108 note1 p.1 679).

Une lettre écrite à peine dix mois après l’installation au pouvoir des nazis et plus de dix ans avant les camps de la mort, étrange comme note, un rappel inutile dont on se serait facilement passé. Il semble pour le moins exagéré, dans cette lettre, de qualifier les propos de Céline de «sidérants». C’est, encore une fois, une habitude, une obligation, autocensure, toujours de juger en fonction d’aujourd’hui. C’est comme si Céline cherchait à rassurer son interlocutrice, afin qu’elle attende tranquillement l’accélération de la persécution contre tous les juifs d’Allemagne. L’intention n’y est peut-être pas, mais le résultat est… sidérant! À qui d’autre qu’à Céline, en France, en décembre 1933, pourrait-ton aujourd’hui reprocher une telle phrase?

Ferait-on cette précision dans le cas d’un autre écrivain pour des propos aussi pauvres, Il ne s’agit pas d’évacuer l’antisémitisme de Céline, mais de le replacer dans sa juste perspective et, surtout, de démontrer qu’on ne peut pas écrire librement sur Céline, que le moindre article, le moindre propos nous ramène à une forme des plus sordide d’auto censure.

Un dernier exemple, tellement banal, tellement minable que nous le lisons sans s’arrêter, sans y penser… c’est du compliment bonbon où, soudain, on enfonce le pieu bien profond afin de s’assurer que le vampire tombera en poussière. Ce genre de réflexions est si courant, que l’on va s’étonner de trouver un pauvre bloggeur pour le dénoncer:

«Cinquante ans après sa mort, Louis Ferdinand Céline reste l’une des figures emblématiques de la littérature du XXe siècle. Pourtant, l’immense et durable succès de Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit ne saurait faire oublier l’autre visage de Céline: celui d’un écrivain infréquentable, notamment auteur de trois pamphlets antisémites. C’est ce personnage insaisissable, génial et abject, résumant à lui seul les contradictions de son temps et du nôtre…»

Peu importe la provenance et l’auteur de ce texte, ce genre est monnaie courante, l’exemple de l’automatisme, on l’écrit sans y penser, l’auteur prend soins de mettre sa ceinture et une paire de bretelles. Ainsi, on réduit les risques de se voir coller un blâme, un éditorial ou un article en guise d’avertissement. Omettre l’immondice et le dégoût, laissent supposer une orientation politique suspecte et, épouser l’idéologie de celui qu’on admire en secret.

Il vaut mieux toujours prévenir, se démarquer, se vacciner contre la contagion en se campant parfaitement dans l’opinion générale. De cette manière, le pauvre lecteur fragile et naïf est prévenu, malgré le génie, il s’avance quand même dans le fumier et risque de s’y affaler à la moindre inattention, au moindre rire.

Finalement, en y songeant bien, l’antisémitisme de Céline n’est-il pas avant tout un problème entre lui et sa conscience et ne nous concerne en rien? Qui somme-nous donc pour le juger ainsi, nous dresser vêtu d’une soutane et faire la morale en se donnant en exemple? Pourtant, la manière dont la société traite les siens n’a rien pour nous donner l’occasion de s’élever en sainteté.

Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie sont devenus des crimes affreux inscrits dans les chartres et les constitutions. Ainsi, la civilisation peut se donner bonne conscience envers ses véritables travers, l’injustice, la pauvreté, les inégalités, la sauvagerie du libéralisme, les richesses indécentes d’une minuscule minorité avide de pouvoir et de privilèges. Ces abominations, considérées comme normales, n’ont rien à voir avec les libertés vantées par nos démocraties; c’est utopiste de dénoncer le «racisme» économique. La liberté est dans la contrainte, ce grand paradoxe de la pensée correcte; il ne peut y avoir de liberté sans lois, sans règlements, sans coercition, sans exploitation; bref, la liberté c’est la répression… «La liberté c’est l’esclavage!»

«Le racisme de Céline n’est pas un racisme de chicane, d’orgueil à vide, de ragots, mais un racisme d’exaltation, de perfection, de grandeur, une poétisation de l’ordre politique et sociale afin que les hommes-robots retrouvent des enthousiasmes qu’ils ont perdus.» Les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline, Jacqueline Morand-Deviller éditions Écritures, P.105

Le riche n’a-t-il pas toujours été raciste envers le pauvre, le curé envers la femme, le citadin envers le paysan, le fort envers le faible, le travailleur envers le fonctionnaire? Alors, raciste Céline? Raciste envers l’hypocrisie et la supériorité des uns envers les autres; envers un monde satisfait qui se glorifie des guerres menées au nom de ses chimères.

Pierre Lalanne