mercredi 28 avril 2010

Lucette et Louis

Sur les amours de Céline, les biographes s’entendent, Élisabeth Craig, dédicataire du « Voyage au bout de la nuit », la danseuse américaine, demeure son plus grand amour. Pour elle, il a traversé l’Atlantique afin de la ramener en France, mais fut tout de même définitivement largué, sans façon, pour un agent immobilier sans trop d’envergure. Nous sommes bien loin des gangsters américains qui, selon Céline, l’ont enlevé. Pourtant, l’image est importante, c’est «l’Amérique gangster» qui l'a reprise et ramenée parmi les siens. L’Impératrice devait revenir à son véritable empire afin de vive une vie normale, à l’américaine, avec un américain…


Fin de la récréation.


Il ne s’agit nullement d’amoindrir le rôle d’Élisabeth auprès de Céline et de son importance dans l’écriture de «Voyage». Cependant, il apparaît nécessaire de ramener les choses dans une plus juste perspective. Ainsi, dans le livre d’Alphonse Juillard, «Élisabeth et Louis», qui retrouve les traces de l’Impératrice après plus de cinquante ans d’absence, elle avoue n’avoir jamais lu «Voyage au bout de la nuit», n’avoir jamais cherché à savoir ce qu’il lui était devenu, s’il avait survécu à la guerre et aussi d’avoir brûlé ses lettres. Afin de le rayer de ses souvenirs? On ne reconnaît pas, dans ces entretiens avec Julliard, l’expression d’une très grande passion ou d’un regret quelconque de l’avoir rejeté.


En fait, il est presque décevant de voir la superficialité du personnage, même si plusieurs s’activent à lui donner un rôle qu’elle ne mérite peut-être pas autant qu’on le voudrait bien, celui d’avoir tout appris à Céline. Alors, quoi? Grand amour ou exotisme? Attrait de l’inconnu, la puissance du mythe américain, cette alliance érotico-historique franco-américaine, qui ne veut pas dire grand-chose ou bien simplement, est-ce une découverte culturelle?


Quoi qu'il en soit, le séjour américain d’Élisabeth marque pour elle un temps d’arrêt, une libération du cocon familiale, des vacances, un intermède avant de reprendre une vie normale en Californie.


Amour à sens unique alors? Non, plutôt une passion de type rationnelle, Élisabeth le quitte lorsqu’elle doute de sa capacité à le suivre jusqu’au bout du chemin. Céline est trop insaisissable pour elle, trop obscur et trop «fou». Elle a peur de vieillir à ses côtés, que sa beauté est le seul sentiment qui le retient à elle. Surtout, elle comprend que son amour pour lui est insuffisant et n’est pas sans limites; elle n’est pas prête à tout pour lui, à le suivre jusqu’au bout de sa nuit. En fait, elle ne peut le comprendre et pour cause, à part la danse, tout les oppose, la langue surtout, Élisabeth ne parle pas français, ne l’a jamais appris et quand on sait l’importance de la langue pour Céline…


Élisabeth Craig est un intermède entre son divorce et la rencontre de celle qui allait l’accompagner jusqu’à sa mort et au-delà..


Cela n’empêche pas que Céline est terriblement meurtri par la rupture, mais peut-être davantage d’avoir été évincé, blessé dans sa sensibilité qui est, alors, à fleur de peau. Céline est avant tout, ébranlé dans son orgueil. À lire ses réactions, dans les lettres qu’il adresse à gauche et à droite, il en a durement ressenti l’affront. C’est probablement la première fois qu’il se fait éjecter ainsi, d’une manière aussi catégorique, d’où la frustration, les explications, la disparition, l’enlèvement. Cependant, il semble que Céline s’est rapidement «consolé», d’autres l’attendaient ailleurs, Chicago, New York… Paris.


Il n’en était pas à sa première rupture, déjà divorcée de sa seconde épouse, Edyt Follet. Quant à sa première, elle demeure encore plus mystérieuse, mariage londonien qui n’en est pas véritable un, mais dont l’importance est aussi importante et même capitale pour Céline et cela transparaitra dans ses romans à venir. Cet amour de jeunesse dans les bas fonds de Londres a marqué le jeune Destouches et a joué un rôle majeur dans son cheminement futur, probablement autant que son amour américain. Bien sûr, il en eut d’autres, en étoiles filantes et des amours qui se transformèrent en amitiés.


On donne bien au mot amour la définition que l’on veut, celle qui nous arrange dans nos perceptions, nos valeurs et nos besoins d’affirmations individuels. Élisabeth Craig, c’est «glamour»… spectacle! Montmartre! Les amis, le grand partage, l’amusement, les partouzes(???)… la légende a nécessairement amplifié la réalité, offert l’image que l’on voudrait y voir… pendant que Céline écrit, les copains s’occupent de l’Impératrice. Peut-être bien, après tout, pourquoi pas? Mais, tout cela demeure un peu obscur; un peu merveilleux, écartelé selon l’un ou selon l’autre, tordu, comme si l'on s’efforçait d’y voir absolument une la nécessité d’une exagération pour faire véritablement célinien d’entre deux guerres, se coller à l’imaginaire de l’époque, mais admettons, cela reste possible.


Par contre, la rencontre, en 1935 d’une autre danseuse, Lucette Almanzsor, est d’une importance indéniable pour Céline et la suite de son parcours, la guerre qui est là, menaçante et inévitable. Lucette deviendra sa dernière compagne, celle qui le suivra partout, d’un bout à l’autre de l’Europe et dans la somme des malheurs possibles, l’unique magie à laquelle s’accrocher. Jamais elle ne reculera, se plaindra devant les difficultés innombrables qu’ils rencontreront. Lucette ressemble déjà une grande dame qui impose par une détermination discrète aux allures empreintes de mystère, avec des yeux qui reflètent une joie de vivre et un optimisme indéniable.


Elle apparait toujours discrète, effacée, quelque peu en retrait, même inaccessible aux autres et dotée d’une fragilité émouvante, mais on devine aussi une force intérieure peu commune, une certitude dans son «amour démesuré» pour celui avec qui elle va traverser la folie des hommes… Vingt ans de vie commune, d’accompagnement dans le projet d’écriture de Céline et 50 autres années à protéger farouchement sa mémoire, telle une gardienne des souvenirs. Comme marque de fidélité et de passion et d’amour inconditionnel, 70 ans de durée, il est bien difficile d’exiger davantage.


Pourtant, elle apparaît durement traitée par les connaissances, nombre de biographes ne font qu’un survol de son parcours et de sa vie. Elle est présentée avec une sorte d’indifférence, d’étouffement, comme si sa présence auprès de son Louis, allait de soi, mais dérangeante et, son importance, accessoire. Lucette, une sorte de faire-valoir, qui ne possède pas l’exotisme et la grandeur de l’Impératrice; comme si, avec Lucette, on cherchait à montrer que Céline entrait lentement dans le rang, se casait, se rangeait… la vie de couple à l’usure; la banalité du quotidien remplaçant le grand amour américain… de l’exotisme, il passait à l’ordinaire…


Mais si, finalement, il devenait seulement et enfin lui-même poussé par l’urgence d’écrire et de témoigner les évènements à venir. En effet, la réalité est tout à fait autre; en examinant le cheminement du couple, en les accompagnant même de loin, froidement, il est assez facile de comprendre que l’union de Lucette et de Louis, fut probablement la plus grande chance de ce dernier, ce qui lui a permis d’affronter ces années de misère et d’être en mesure, malgré tout, de poursuivre, survivre et, l’essentiel, d’écrire.


Par sa présence, Lucette a probablement contribué au retour de Céline à ses œuvres romanesques; au Céline assagit des pamphlets pour reprendre l’imaginaire et devenir l’écrivain de «Guignol’s band», de «Féérie pour une autre fois» et de la trilogie. Lucette représente la charnière, le point d’ancrage, dans la continuité de l’œuvre, elle en assure les assises, la fermentation et son aboutissement. Son altruisme, sa capacité d’adaptation phénoménale aux circonstances et aux évènements, son optimiste et sa détermination, sa fidélité et son inconditionnalité envers un homme hors du commun, mais assurément pas facile à vivre, a permis le Céline de la dernière période; seule Lucette pouvait réunir autant de qualités et réussir un tel coup.


Lucette a fusionné librement à la quête de l’imaginaire célinien, à la recherche de la musique parfaite. Elle lui apporte une sorte de symbiose affective indéniable, une marque d’affection originale et déterminante. L’attachement de Louis pour Lucette transparait fortement dans Féérie et la trilogie… «sorcière et fée et non pas vaches ou boniche»… Lucette est une fée, elle danse et représente l’aboutissement de son écriture, la fée qui le protège des maléfices, du monde extérieur, qui le protège et encourage son âme de prophète, même dans la mort, elle demeure incontournable.


Contrairement à Élisabeth Craig, elle véritablement a compris l’essence de particulière de son Louis et elle l’a aimé pour ce qu’il était, jusqu’au bout et encore bien plus loin…


… Pour le meilleure et pour le pire et c’est dire le pire qu’ils ont traversés ensembles… les épreuves, la haine, la guerre, l’horreur, la vengeance et jamais ils n’ont failli, indestructibles. Admettons que nous sommes assez éloignés d’une simple histoire d’amour franco-américaine, somme toute assez banale par rapport à ce que Lucette et Louis ont vécu.


Quels autres amis, connaissances ou collègues lui fut plus attaché et fidèle que Lucette? L’inverse est également vrai, Louis n’est pas un imbécile, il ne l’a pas choisi sans deviner sa force, son abnégation, sa vitalité et sa volonté. Il avait besoin de son amour et elle ne lui a jamais fait défaut. Ils ont vaincu les pires années du XXe siècle, à la fois témoins et victimes de tragédies effrayantes. Ils ont supporté la haine, la jalousie et les injustices les plus viles et hypocrites. Quel couple «normal» aurait résisté à tout cela : les menaces, les insultes, les mensonges, la fuite vers le Danemark en passant par une Allemagne apocalyptique? Seule Lucette était assez «inconsciente et amoureuse» pour l’accompagner ainsi, jusqu’au bout, le suivre dans la nuit célinienne sans jamais renoncer à leur «bonheur».


Il eut aussi la prison, quelques jours pour Lucette et 18 mois d’isolement pour un Louis en détresse totale, avec la peur au ventre, l’incompréhension, les incertitudes et la terreur de l’extradition accompagnée de sa conclusion inévitable… condamnation, exécution, épuration. Pendant tout ce temps, Lucette est seule avec Bébert, se débrouille, survit, travaille et s’occupe de Louis, de maintenir un moral défaillant, miné par la maladie.


«Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pou être fusillé – cela m’est bien égal – s’ils savaient les imbéciles d’où je sors les horreurs que j’ai traversées – Lucette – le rythme divin si fragile de la danse – les bruits l’ont cassé – oh! C’est le plus grave – Pourvu qu’on ne lui brise pas l’âme, le secret de la danse et des choses – oh! Cela m’angoisse (…) Je ne sais plus rien – je suis comme au fond d’un trou – Ils vont venir me chercher pour me fusiller – Comme celui de Quimper – Dans la cage je regarde la palissade, comment je ferai – ce sera très bien – j’ai du chagrin pour Lucette…» dans: «Un autre Céline», Cahier de prison p. 106 Henri Godard


Après encore, ce sont les années d’attente et de vide culturel, de solitude pour enfin revenir en France après un procès et sept années à vivre sous tension et s’installer dans un nouvel exil, intérieur. Vraiment! Quel couple, quel type d’amour fabuleux pour atteindre une telle symbiose entre deux personnes… «Élisabeth et Louis»? Allons! Soyons sérieux!


Nous sommes en droit d’affirmer que sans Lucette ou, si elle avait décidé de l’abandonner au Danemark et de rentrer en France, Louis n’aurait pas survécu à la prison et à l’exil. Tous les observateurs de l’époque s’entendent pour dire que la privation de sa liberté avait brisé l’homme, l’avait vieilli de 20 ans, malade, amaigri, seul. C’est uniquement l’amour de Lucette qui a permis ce miracle. Elle est restée, lui a réappris à avoir une certaine confiance en l’avenir et, pour ce, elle a utilisé l’amour et la fidélité des animaux afin de lui montrer qu’ils valaient cent fois mieux que les humains… Bébert et souvenirs de Boby, le chien de sa grand-mère… Et puis, la fée qui dansait pour lui…


Le rôle de Lucette dans la vie de Céline est largement sous-estimé.


Il est possible de lui reprocher son acharnement à défendre la mémoire de Céline en refusant la publication des pamphlets, mais pour elle tout cela est secondaire, elle respecte simplement la volonté de son mari et défendre sa mémoire contre les vautours qui tournent et attendent le moment pour tenter encore de le faire haïr par la société tout entière… elle est la gardienne du temple, la déesse du feu célinien et c’est bien ainsi.


Le modèle Sartre/Beauvoir, tellement chanté et qui a longtemps servi de balise aux nouveaux rapports amoureux du XXe siècle, n’est peut-être pas le meilleur. Nous pourrions facilement le remplacer par la balade de Lucette et de Louis. Couple infaillible, seuls contre tous, traversant la guerre et la haine, comment ne pas être admiratif devant eux et tout simplement, s’incliner d’admiration?


J’aime à imaginer que longtemps, des années durant, Lucette a rêvée, la nuit de l’anniversaire de sa mort, de se lever, seule, et d’aller danser autour de la tombe de Louis. Peut-être même qu’elle l’a fait en réalité, simplement pour lui dire et redire qu’elle se trouve encore auprès de lui et que toujours, entre eux, se trouve un lien indéfectible, le secret de la danse.


Tiens! Pour 2011, le cinquantième… Lucette, gente Dame … un ballet discret et sans-façon, avec des fées, des lutins, des sorcières, des princesses, des sirènes et des dragons, autour de Louis… au vieux cimetière de Meudon, la nuit… la magie…


… des histoires pour qu’il revienne nous dire nos vérités…


Pierre Lalanne

samedi 10 avril 2010

En barbarie

La haine est la conséquence naturelle du mensonge et son outil de propagande privilégié; la haine, moteur de l’histoire et, de part et d’autre, la nécessaire justification des massacres à répétitions qui marquent «l’évolution» humaine. Et pourtant, c’est que nous en cherchons des raisons à toutes ces horreurs depuis tant de millénaires qu’on s’entretue pour un bout de clôture ou de magnifiques et grandes idées à propager de gré ou de force. Il faut bien le constater, cette situation persiste, depuis que l’homme colonise la planète, comme si elle était sienne. S’il en a le temps, lorsqu’il colonisera le système solaire et sa périphérie, il poursuivra sa mission civilisatrice.


Avec ses rêves de démesures et son évidente bonne foi, l’homme conserve envers lui-même une excellente réputation et pour réussir tout ce qu’il entreprend; rien ne lui résiste. Il est grand. Il est fort. Il est beau! Ses certitudes, envers sa mission, lui permettent d’écrire sa propre histoire sans se soucier de la réalité et de toujours se donner le meilleur rôle. Malheureusement, en provenance d’une source extérieure, le résultat serait assurément moins clinquant et décevant pour les créatures parfaites que nous sommes.


Il n’a pas tort d’ériger des statues à son génie et à son altruisme, personne d’autre ne le fera pour lui. L’art de se justifier et d’embrigader n’a plus de secrets pour lui et il sort vainqueur de tous les combats, scientifiques, techniques et idéologiques. Ce qu’il touche devient sacré, devient monument, devient évènement, devient lumière; ce qu’il impose devient la seule «Vérité» acceptable et qu’importent les morts, l’injustice ou le chantage. La bêtise est ce lubrifiant si efficace dont il use à volonté pour enrober les rouages de la machine afin qu’elles tournent à plein régime, contrôlant la surchauffe par la violence et enchainant les esclaves au navire pour que tous rament dans la même direction et, s’ils heurtent un imprévu, qu'ils soient les premiers à se noyer.


Le droit, la démocratie, la liberté ne sont que les battements du tambour pour rythmer la cadence du travail obligatoire. Les tables sacrées, sur lesquels les lois sont promulguées, symbolisent le mouvement perpétuel de la reproduction de nos systèmes socio-économiques infaillibles. L’homme y est parvenu en transformant ses mensonges en vérité; amoncellement de générations sacrifiées, cadavres des victimes, ripailles et reproduction.


Ce nouveau et ultime mensonge d’établir que la finalité humaine est basée sur le cycle de la chrétienté déchue et inutile. La Trinité est celle du Marché… Production…Offrande…Communion : Spiritualité! Choix! Liberté! Les marchands ne sont pas simplement revenus dans le temple, ils ne l’ont jamais quitté, mais réaménagé, en rénovant les anciennes idoles à leurs images. Le bien, l’objet, la nécessité et même la vie est devenu marchandise, non plus un moyen de subsistance, mais une finalité spirituelle, un acte de Foi, la valeur mystique d’un monde basé sur le vide et l’éphémère; la durée est ringarde, l’instantané est de mise… le passé est dérangeant et l’avenir s’arrête au présent.


Ils poussent loin le mensonge, jusqu’à réinventer les «valeurs», les banaliser et les adapter à leurs besoins et à leurs vérités; l’enrichissement à outrance constitue la fusion de l’individualisme et du collectivisme, l’idéal commun, le summum de la justice et de l’humanisme. Enfin, les riches et les puissants n’ont plus besoins de Dieux pour se justifier et peuvent s’auréoler de multiples causes humanitaires, créer des fondations pour bien montrer leur fraternité et leur abnégation… Hors de tous doutes, ils prouvent que la nouvelle Trinité est l’unique moyen de libérer l’humanité de ses entraves et la rendre bienheureuse, de rapprocher les hommes en leur imposant la vérité, valeurs universelles d’égalité, de solidarité et, enfin, de les doter enfin d’un but commun et accessible… la médiocrité de l’uniformité.


C’est dire toute la confiance qu’ils possèdent en leurs possibilités et dans les nôtres; avenir englué autour d’un monde qu’ils dirigent avec droit de bannissement et d’indignité pour ceux qui osent en contester les fondements. L’obscurantisme d’aujourd’hui est la somme des actions qui contestent leur vérité universelle. Il est beau de les voir se donner le beau rôle et s’emballer, frétiller pour une entente internationale de commerce, de monnaie commune ou de records boursiers; de les imaginer à patauger comme des enfants dans une piscine remplie de fric… d’entendre leurs mensonges sur la création de la richesse en tant que valeur sacrée pour l’union entre les frères humains.


Leur idée de progrès n’a rien à voir avec le bouillonnement intellectuel, c’est l’avidité et la puissance de ses mensonges qui permet à l’humain de si grandes réalisations. Il n’est donc pas si étonnant de les voir gavés de prétentions et s’insurger à la moindre déviance de l’un ou de l’autre. Alors, pour se défendre, ils accusent, poursuivent, avilissent, corrompent et salissent au nom de leur propreté…


Ils réussissent même à peindre en vert écologique, leur grande galère… Le «billet vert» n’a jamais eu une aussi bonne réputation et toujours plus, pour la plus grande réalisation de l’humanité progressive. Posséder, accumuler, réduire, enchainer l’esclavage devenu salarié et syndiqué, mais toujours esclave de la modernité, illusion de la longue marche de la civilisation.

Finalement, l’humain ne mérite pas mieux que ça…De vivre en barbarie.


Étrangement, pour les générations d’après-guerre et encore aujourd’hui, Céline représente l’image parfaite du déviant. Une sorte de symbole du mouton noir, qui représente parfaitement celui qui a tout entendu, mais rien compris de la direction à suivre. Céline a vécu une période bien particulière, en pleine mutation; époque où convergeaient plusieurs idéologies plus ou moins apparentées qui visaient un but unique, une sorte de grande réorganisation socio-économique où, à la fin du cycle, une seule devait en émerger et englober toutes les autres… Une seule et unique Barbarie, universellement reconnue.


Céline a commis l’erreur non pas seulement d’avoir décodé les multiples Barbaries en gestations, mais d’avoir refusé d’en choisir une par rapport à une autre et ainsi de perpétuer le mensonge en racontant des histoires mille fois racontées et qui donnent l’impression d’espoir, que l’homme va dans une direction unique, un grand idéal métaphysique et, malgré les incidents de parcours et les dommages collatéraux, l’humanisme conventionné, demeure la seule valeur acceptable.


Céline a refusé cette grande duperie universelle, celle du progrès et de l’asservissement. Pour réussir, il est allé bien au-delà du simple refus et de la vulgaire provocation et a choisi la pire des rébellions. Il a tout risqué, en s’attaquant au sport national de l’humanité : ces guerres, de plus en plus abominables et absurdes, mais il visait plus loin et cherchait à faire prendre conscience que les valeurs humaines ne se trouvaient pas nécessairement dans cette modernité à tout crin : boucherie guerrière et travail à la chaine.


«En somme, tant qu’on est à la guerre, on dit que se sera mieux dans la paix et puis on bouffe cet espoir-là comme si c’était du bonbon et puis c’est rien quand même que de la merde. On n’ose pas le dire d’abord pour dégoûter personne, On est gentil somme toute. Et puis un beau jour on finit quand même par casser le morceau devant tout le monde, On en a marre de se retourner dans mouscaille. Mais tout le monde trouve du coup qu’on est bien mal élevé. Et c’est tout.» Voyage au bout de la nuit, collection blanche P. 234


Le seul moyen à sa disposition pour faire entendre sa voix au-dessus de la multitude, est de retourner au verbe initial, d’en décoder le grimoire et de prophétiser l’avenir en perpétuelle gestation. Il n’a de cesse à nous prévenir que le temps n’en finit plus de s’essouffler et que la reproduction de la vie se réduit toujours et seulement à de la chair à canon, à de la chair à usine, à trottoir et, aujourd’hui, l’aboutissement final, il dirait de la chair à centre commercial.


Bientôt, très bientôt, cherchait-il à nous faire entendre, la terre ne parviendrait plus à boucler ses fins de siècles… que le point de non-retour est atteint et l’homme se retrouve vraiment seul et vraiment nu… rien devant et rien derrière… l’épuisement du troupeau d’avoir tout dévasté pour atteindre une terre promise inexistante avec cette seule vérité, celle qui s’impose de soi lorsque l’on parvient au bout du voyage, la mort… l’humanité n’ira jamais plus loin que ses propres illusions et son inéluctable disparition; anéantissement qui apparaitra réellement comme un châtiment, forcément.


Comment alors, ne pas être tagué de vil réactionnaire en nous crachant au visage de telles assurances, qui vont à l’encontre de toutes les nécessités historiques socialement acceptables? Comment ne pas être accusé de passéiste ou de nostalgique en prônant, par le repli et le renfermement, la redécouverte de quelque chose d’oublié? Quelque chose d’obscur et de terrifiant en provenance même des origines. L’existence d’une autre vérité, la seule; vérité que l’homme avait déjà entretenue, cultivée et probablement apprivoisée, mais effacée de sa mémoire pour des raisons de vanités.


Véritable mystique, Céline nie le monothéisme judéo-islamo-chrétien, un non-sens évidant, une arnaque pour bien installer les assises de la barbarie moderne. Les allusions fréquentes au fantastique illustrent une recherche, un rapprochement au paganisme des ancêtres, au monde des fées, des spectres et des oracles.


Cela démontre une volonté d’un retour sur soi, mais en fonction de notre mémoire collective et tribale, un examen intérieur sur nos véritables origines où le merveilleux tenait une part importante et nécessaire dans le vécu des hommes, et ce, tout au long de leur existence. Ce merveilleux s’inscrivait autant dans la représentation du passé par le culte du souvenir et l’importance des ancêtres que pour les explications du présent par la colère des déesses et les présages de l’avenir par le vol des hirondelles.


En fait, en y réfléchissant bien, le véritable passage vers la barbarie moderne s’est bel et bien réalisé par cet abandon progressif du merveilleux directement relié à notre mémoire émotionnelle, donc abandon de nos croyances les plus sacrées, l’eau, la terre, la fertilité contre celles qui représentantes une entité unique, nébuleuse, et uniforme qui englobent l’univers tout entier dans une explosion initiale d’énergie… Pour que tout cela soit possible, il eut d’abord l’émotion…


En barbarie, il n’existe qu’une valeur sûre, soit la négation de l’émotion…


Pierre Lalanne