jeudi 15 juillet 2010

Louis-Ferdinand Céline, écrivain de la langue

Si un écrivain a œuvré à la grandeur de la langue française, c’est bien Louis-Ferdinand Céline. Non seulement il a montré qu’une langue est avant tout l’expression de l’émotion humaine et, pour en saisir toutes ses subtilités, la nécessité de la transposer dans l’écrit afin d’en comprendre l’essence et en retenir la beauté. Par un désir de renouer avec les sources du langage, il a également redonné à l’écriture et, au roman en particulier, une jeunesse perdue, un temps où cette dernière pouvait s’exprimer en toute liberté.


Une langue que l’on cherche à baliser dans ses moindres détails; une langue que l’on retient prisonnière à l'intérieur de structures complexes et d’institutions pompeuses sous la férule d'une élite satisfaite de ses privilèges, ne peut, à long terme, que s’éteindre d’étouffement et d’ennui. Une telle langue sera peu à peu abandonnée pour une autre mieux adaptée à transposer cette émotion, si chère à Céline.


Épris de cette liberté de mouvement, le langage célinien fut rapidement considéré comme une menace à la structure de la langue et à la pensée séculaire d’un mode de fonctionnement établi et accepté par l’ensemble des élites. La langue de Céline fut aussitôt perçu comme une menace pour les académies poussiéreuses chargées, avant tout, du contrôle de la langue et non pas de sa valorisation et de sa mise en valeur. Une langue qui rassemble, mais dans une forme imposée afin d’encadrer et dominer, non pas pour extérioriser l’émotion dans le réel, mais pour la réduire à des formules complexes inaccessibles pour le commun, à des lois immuables et contraignantes.


Après la surprise de «Voyage au bout de la nuit», Céline est rejeté brutalement par la majorité de ses pairs. La réception de «Mort à Crédit» «Guignol’s band» et Féérie pour une autre fois» montre assez bien le phénomène de dégoût dont il fut victime. Céline fut autant rejeté par l’élite littéraire qu’il en a lui-même contesté l’autorité au nom de la création.


Plus fondamental, Céline a aussi démontré que l’émotion transmise par la langue et transposée en écrit, peut rejoindre la substance même de l’art et rendre cette petite musique intérieure en chacun de nous et, ainsi, atteindre et dépasser dans l’expression, d’autres formes artistiques, telle la peinture ou bien la musique.


Il s’agit pour lui de pousser cette transposition aux confins des structures traditionnelles de l’organisation technique du langage et de l’écriture, d’en observer les formes dans leur éclatement et les recomposer. C’est ce que Céline vise à démontrer lorsque, dans «Entretiens avec le professeur Y», il donne l’exemple des impressionnistes quittant la lumière artificielle leur atelier afin de travailler à celle du jour afin de la ressentir dans sa réalité et la recréer en fonction des perceptions de l’artiste. Pour Céline, la langue est une musique, une peinture, une fonction essentielle de l’imaginaire, puisqu’elle permet d’établir le lien entre l’individu et la réalité, sa perception du monde qui l’entoure.


En comparant son écriture au mouvement impressionniste, il rappelle que la langue française est d’une richesse incomparable, avec une palette de couleurs chargée de nuance et de subtilité et que cette interprétation de la luminosité ne constitue pas un obstacle à la modernité, mais, au contraire, en facilite sa régénérescence et sa survie. Toutefois, cette survie est liée à sa malléabilité et, nécessairement, se situe au-delà des normes et des structures rigides établies par les multiples conventions imposées au cours des siècles. Ceux, qui cherchent à revisiter la langue sous une autre lumière que celle de l’atelier du peintre, doivent nécessairement sortir au grand jour et s’en imprégner.


Ainsi, malgré trois siècles d’Académie, brutalement, Céline interpelle ses contemporains et leur dit que le français n’est pas uniquement une langue figée dans la sagesse des dictionnaires; réinventer la langue ne constitue surtout pas un choix politique, bureaucratique ou collectif, mais un acte individuel de rébellion, qui se traduit par un long processus de création. La véritable rébellion se situe là, dans une nouvelle interprétation du monde par la poésie.


La véritable révolution est émotion et elle fermente de l’intérieur, mais pour l’exprimer, il faut sortir au grand jour, quitter l’atelier et s’emparer de sa langue et la bousculer en contournant ses structures alourdies et débranchée de l’imaginaire. Non pas pour la simplifier, la réduire, bien au contraire, pour lui redonner une légèreté perdue, nécessaire à son envol.


Pour Céline, la langue n’a nul besoin de se gaver de mots étrangers pour se renouveler et exprimer l’imaginaire, que la richesse de ses racines lui permet de s’adapter à toutes les situations possibles. Tout au long de son œuvre, il invente des mots par centaine, les remodèle en modifie la signification, leur donne un nouveau souffle, une poésie, une drôlerie et une originalité magnifique. En réalité, Céline a cherché à redonner une conscience au français; mieux encore, il affirme que seul le français donne à l’homme la possibilité de toucher à l’âme.


Il y parvient par sa foi inconditionnelle en la culture populaire; le véritable cœur de la France ne se situe pas dans un cercle limité d'intervenants et dominé par un groupe qui dicte et impose la loi du moment au nom de principes totalement étranger à la majorité. La France de Céline est celle qui souffre, la France du petit Bébert et de l’avortée du «Voyage au bout de la nuit» et la France de l’enfance meurtrie de «Mort à crédit», la France des hommes en guerre poussés à s’entretuer pour la haine des autres. Cette France imaginaire et intérieure, qui dépasse les images que l’on désire lui imposer pour épater la galerie; les images vides de sens qui méprisent ceux qui permettent qu’une langue soit toujours vivante et résiste au dessèchement.


Céline vise très haut; par la langue, il cherche à rejoindre cette essence de l’humanité, perdue dans les dogmes du matérialisme où résistent quelques souvenirs dans les recoins de son imaginaire. Autrement dit, la seule manière de revenir à la véritable nature de l’homme passe par la fusion de l’imaginaire au réel et cette identification au réel ne peut que se réaliser par la langue. L’homme n’est pas un être de raison, n’est pas un être de spiritualité, mais un être d’émotion, un être culturel et l’expression de son identité est la pierre angulaire de son appartenance. L’humain est constamment en équilibre sur une mince ligne d’éternité qui lui permet de passer d’un monde à l’autre, en être conscient lui permettrait de conserver sa lucidité


La vision célinienne s’inscrit profondément dans la terre de France et dans la capacité à occuper l’espace par la langue, de s’identifier et de s’y intégrer. Céline a fortement besoin de se reconnaître dans son environnement…«loin du français, je meurs»…, d’établir une adéquation dans ses rapports avec ceux qu’il côtoie. L’identité est la rencontre de l’appartenance à un territoire et de la langue parlée, qui cimente les liens et les repaires communs. Inconsciemment, la réalité du monde ne se conçoit pas des structures politiques, mais poétiquement par la spécificité culturelle d’un peuple; c’est-à-dire ses origines, sa mythologie, sa symbolique, ses légendes…


Céline représente le dernier sursaut d’une France en perte d’imaginaire où les repères identitaires ne correspondent plus à l’inconscient collectif. Descendant des Lumières et de 1789, il en a refusé le caractère totalitaire du libéralisme, l’implacable logique de la modernité et parfaitement comprit son aboutissement irréversible. Céline est l’un des derniers porteurs d’une tradition qu’il a tenté de sauvegarder en orchestrant sa révolution littéraire. Il ne voyait pas, dans le règne de la Raison, une libération; il percevait plutôt le passage d’un obscurantisme à un autre et, selon lui, beaucoup plus pernicieux.


Il comprend également que le lent processus de démocratisation signifie à long terme le nivellement de la pensée et l’orientation de l’activité humaine vers un but unique, celui de l’argent et du matérialisme à outrance. Phénomène en phase d’accélération, il a connu la transformation radicale de la grandeur des rêves; rêves et imaginaire limités et banalisés à la simple idée d’accumulation.


Cette uniformisation, cette vision prophétique de Céline, se confirme également par la mise en place, lente et graduelle, d’une langue unique, technique, dite d’affaires et de communication. Langue d’Empire qui, inévitablement, viendra réduire le champ émotionnel de l’individu et annihiler son sentiment d’appartenance et le réduire davantage à un être sans identité, sans imagination et, surtout, sans avenir autre que son esclavage aux lois du marché.


On à peine à se convaincre, d’imaginer un tel destin, cent métiers, cent misères, chairs à canon, médecin de banlieue, qui devient, du jour au lendemain, maître du verbe et pourfendeur de l’hypocrisie généralisée. Céline ne pouvait se restreindre à pondre de petites histoires pour meubler les tablettes des bibliothèques ou entretenir des relations et perpétuer un système séculaire. Il voulait prendre la langue au bout de sa plume et la renverser.


Pierre Lalanne



2 commentaires:

  1. C'est aussi un travail monumental, fastidieux, même s'il est souvent drôle... toucher au verbe, c'est suppléer le divin.

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