mercredi 15 décembre 2010

À qui appartient Louis-Ferdinand Céline?

Je l’entends rigoler ou bien rugir à cette question prétentieuse et provocatrice, lui, n’ayant appartenu à personne, sinon à lui-même. Sa liberté d’esprit, son indépendance farouche et son regard acéré qui a suivi une époque tourmentée. Sa vie est également à la mesure de son siècle, écartelée et déconcertante. Être et l’écrire, le décrit le mieux. Grâce ou à cause de son parcours, Céline a transcendé la réalité et l’a permutée en fonction des circonstances et des hasards qu’il a volontairement et violemment provoqués. Peu importe les résultats de la translation, c’est-à-dire le délire, le rejet de ses pairs jusqu’à l’isolement. Jusqu’au reniement.

Les autres conséquences de cette provocation des hasards, nous les connaissons aussi : les réactions, la vengeance et les menaces d’exécutions. Puis, vint le temps de la censure, la mémoire collective tronquée et la séparation définitive des bons et des méchants, les coupables d’un côté et, de l’autre, les purs. Céline souffre terriblement de la haine des siens, c’est indéniable, mais la souffrance fait également partie de son cheminement. Elle fait partie de son écriture, sans cette souffrance qui se transforme et s’adapte au gré des évènements, Céline ne serait pas Céline, il n’existerait pas. Pareil aux autres, à nous tous, il se serait contenté de subir et de se taire.

La différence a son prix, il ne peut rien contre le reniement qui l’afflige, la condamnation, le rouleau compresseur de la «raison d’État» et cette nécessité d’un «renouveau» absolu, ce «ciment social», qui se trouve mille fois plus importantes que le sort d’un individu, que l’itinéraire irréductible d’un insoumis et pire encore, d’un artiste. À cet égard, l’intégrité et la sincérité de l’homme envers sa patrie et de l’écrivain face à l’histoire sont irréversibles. Il demeure irrécupérable, car, c’est dans son essence que Céline est dangereux, cette terrible acuité à remettre en question le but de notre Voyage à tous; le beau devant nous conduire collectivement à la félicité.

Paradoxalement à sa réputation sulfureuse, c’est par sa sensibilité et par sa finesse que Céline nous rejoint le plus et réussit à imposer sa supériorité sur l’ensemble de ses contemporains; supériorité inacceptable et impardonnable aux yeux des médiocres. Il a réclamé et imposé à tous sa différence et, par le fait même, son unicité, son individualisme, en affichant une liberté d’esprit agressive envers une époque où, l’implication dans une idéologie ou une autre, faisait office de religion; ce mensonge enrobé d’allégresse. Précisons que « L’objectivité idéologique », propre à notre temps, n’a pas vraiment modifié la donne, mais simplement recouvert d’un voile de pudibonderie où, inatteignable, l’intellectuel se vautre dans ses visions soporifiques d’une société aseptisée.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la détermination de Céline à demeurer un parfait solitaire, un anarchiste de la pensée et, bien entendu, cette assurance est perçue par la plupart, comme une position intenable, un signe évident de folie ou d’inconscience et une attitude irresponsable. Enfin, son refus définitif à admettre « ses erreurs » ne fait que confirmer l’opinion générale. En fait, en refusant la soumission judéo-chrétienne par une confession publique et le pardon universel comme rédemption, Céline s’est mis lui-même et définitivement en dehors de la société en réaffirmant une fois de plus son indépendance.

Si au moins, il avait reconnu s’être trompé et demandé… regrettent-ils, comme un curé qui laisse échappée, à son dernier souffle, une âme perdue.

La plongée célinienne dans la démesure est davantage une volonté de démontrer sa liberté, plutôt qu’une conviction fanatique envers la nature de son délire. Le devoir de sujétion constitue le pire des asservissements, d’autant plus que cette obligation morale repose sur le mensonge. Cela lui est insupportable, alors il se cabre et provoque encore et encore, jusqu’à l’outrance. Le racisme de Céline n’est pas une nécessité absolue, mais un moyen d’exacerbation conjoncturel envers une situation, pour lui, insupportable et insurmontable. Une réaction d’autodéfense limitée dans le temps, l’ultime moyen de provoquer des réactions et d’éviter une catastrophe.

Le besoin de frontières, de renforcement de l’identité par l’appartenance à un territoire, constitue une réaction instinctive de survie, comme se nourrir et se reproduire. L’abolition des «repaires nationaux» en tant qu’idéologie et modèle de société est un leurre et ne sert que la propagation des valeurs libérales par la réduction de l’imaginaire et sa transformation en une machine à produire et à consommer.

Étrangement, malgré l’aversion qu’il suscite, Céline fascine. Est-ce l’attirance envers le mal, que l’on voit en lui? Cet ange déchu, jouant le rôle du serpent en offrant aux pauvres mortels, le fruit défendu de la connaissance. Ses offrandes renferment les mystères, les secrets et les paradoxes de la vérité, mais surtout de la mort, inexorable et définitive. On ne compte plus les études, les thèses, les articles scientifiques, les hypothèses, les recherches universitaires et les analyses savantes sous le scalpel des spécialistes, tous veulent cerner cette «petite musique» qui ensorcelle aussitôt qu’on l’entend. Tous veulent comprendre, saisir l’étincelle, l’adéquation du génie et du délire qui, fatalement, conduit à l’ultime révélation… Le lien entre la beauté du verbe et la saleté du monde, comme s’il pouvait vraiment y avoir une véritable coupure entre les deux.

Ainsi, depuis quelques décennies, la recherche est impressionnante et passionnante. Elle reflète cette fascination que suscite Céline et le désir presque obsessionnel de savoir, de percer la férie célinienne et l’enrober de concepts multiples et complexes qui expliqueraient tout. Peut-être s’agit-il aussi de l'envie inconsciente de l’accaparer, le domestiquer, le dompter afin de le mettre en cage et en diplômes. Alors, son écriture ainsi enfermée dans des livres autres que les siens, ses secrets conceptualisés, Céline sera enfin démystifié et beaucoup moins dangereux; lentement, alourdis, il sombrera étouffé dans l’épaisseur des encyclopédies.

Étudier Céline est, certes, le signe d’une grande vitalité, mais le danger est d’oublier le plaisir du lecteur, curieux de toucher au mystère célinien. Lire Céline est avant tout une aventure fantastique, une expérience unique et éprouvante, mais combien stimulante et rafraichissante. Il y a là une langue hors du commun qui bouleverse et ébranle profondément les sentiments du lecteur et, surtout, ces certitudes.

Céline doit donc, avant tout, demeurer accessible à tous, il y a nécessité d’entretenir le plaisir de le lire et la curiosité de découvrir l’ensemble de son œuvre. L’écrivain ne doit pas tomber sous l’emprise exclusive du savoir universitaire et devenir uniquement un sujet de thèse. Un abus de science, tue l’attrait du mystère et lecteur s’en détournera. Le rôle de l’université consiste aussi à vulgariser et susciter l’intérêt, le plaisir de connaître, de découvrir par soi même, sa propre vérité et la séduction célinienne fera le reste, dévoilera son incroyable vivacité.

Frédéric Vitoux, dans son avant-propos à son livre : «Céline, l’homme en colère», soulève fort justement ces interrogations :

«Céline salué par le monde entier? Sans aucun doute, mais par qui? Par quelques centaines, voire au mieux quelques milliers d’étudiants éparpillés (…) Et en France? Les chiffres sont éloquents. Gallimard vend chaque année quelques dizaines de milliers d’exemplaires de «Voyage au bout de la nuit», sensiblement moins pour «Mort à crédit». Pour le reste? Les tirages de Guignol’s Band ou d’Un château l’autre restent misérables. Pourtant, il s’agit bel et bien de chefs-d’œuvre. Céline serait-il l’auteur le plus méconnu de la littérature moderne? (…) En d’autres termes, il n’est pas indifférent ou inutile de reprendre notre bâton de pèlerin, non pour convaincre les plus avertis du génie de Céline et de son importance dans la littérature française, car se combat-là est gagné, mais pour le présenter au grand nombre, à de nouvelles générations, pour l’éclairer non pas à la lumière d’un seul livre (…) mais de toute son œuvre, reflet de toute sa vie.» «Céline, l’homme en colère» aux Éditions écriture, 2009 P.13

Alors, en 2011, juste 50 ans après sa mort, à qui appartient Louis-Ferdinand Céline? Aux universitaires qui le décortiquent en tous sens ou aux simples lecteurs qui, un jour, pour en avoir entendu parler au hasard d’une conversation, par un ami, un professeur, ose ouvrir un livre de Céline et y découvre un monde insoupçonné rempli d’obscurité, de musique, de danse, de féérie et de grandes vérités.

Une légende urbaine (je n’ai pas retrouvé la référence) raconte que le livre de poche le plus dérobé dans les librairies françaises est «Voyage au bout de la nuit». Si cela est véridique, il s’agit d’un signe rafraîchissant, un clin d'oeil sympathique qui nous montre l’image d’un Céline rebelle et jeune, attirant l’insoumis, des lecteurs la recherche de leur propre vision du monde, des interprétations, des vérités que nos sociétés modernes sont incapables d’offrir. Une réaction salutaire au lavage de cerveau systématique et quotidien subit par les troupeaux étudiants, perdus dans un système d’éducation axée sur les besoins insatiables du marché et qui assassinent l’imaginaire des jeunes en réduisant d’autant leur épanouissement naturel, si important aux yeux de Céline.

Cinquante ans et la question reste sans réponses, Céline n’a toujours pas de propriétaires, d’attaches, d’écoles attitrées, de tendances, de modes, il est toujours solitaire et unique, inclassable, indéfinissable, et, surtout, à l’extérieur de toutes formes de chapelles. La preuve, c’est qu’il va toujours chercher ses lecteurs à gauche, à droite et aux extrêmes de toutes les tendances. Il ne s’accroche pas au vulgaire, au paraître, il glisse entre les doigts de ceux qui cherchent à le tenir par terre, le nez enfoncé dans leur pourriture. Méfiant, il se laisse approcher, à petits pas par ceux qui sont prêts à l’aborder et à se laisser tenter avec une absence totale de pudeur et de préjugés où les mises en garde sont plus importantes que le véritable contenu.

En fait, Céline appartient, peut-être, seulement aux enfants, il détient un peu de leur innocence, leur vulnérabilité et leur impuissance face à la lourdeur des adultes. Verbalement, il peut être violent comme eux et sans trop de raisons apparentes, puis, subitement, devient d’une grande tendresse devant de simples banalités. À ses yeux, l’enfance est le symbole d’innocence et de pureté, seuls les enfants et les animaux possèdent ce rare privilège.

Sans autres droits de propriété que leur enthousiasme, il y a ceux qui désirent maintenir vivante la présence de Céline, la rendre accessible au plus grand nombre et, par le fait même, contribue à la diffusion de ses œuvres et à la connaissance de l’homme. Soulignons l’importance de sites Internet, comme Louisferdinandceline.free.fr lepetitcelinien.blogspot.com ou celineenphrases.fr, qui contribuent à la vitalité de l’écrivain et que penser de la persévérance et du professionnalisme du «Bulletin célinien» de Marc Laudelout qui, depuis 30 ans et malgré le silence des «grands médias» autour de Céline, s’acharne à montrer l’envergure du personnage et le rendre incontournable.

Lorsque, ce 1er juillet 1951, Céline disparaît dans le silence et l’indifférence, la France préférant s’émouvoir du suicide d’Hemingway, plusieurs se sont réjouis; enfin, nous n’entendrons plus parler de ce salopard, on finira bien par oublier ses livres. La sortie de Céline correspondait à la vie qu’il a menée, sans compromis… «… pas de médecin, pas d’hôpital » qu’il dit, à Lucette, preuve qu’il entendait rester maître de son destin jusqu’à la fin et même bien au-delà.

Pierre Lalanne

mercredi 1 décembre 2010

De la perpétuité des guerres

Tout au long de son œuvre, Maurice G. Dantec, nous explique qu’à l’instant où a pris fin la Seconde Guerre mondiale, la Troisième s’est aussitôt mise en marche et se terminera, à plus ou moins longue échéance, dans une catastrophe généralisée; la fin d’un monde et peut-être le début d’un autre, que nous souhaiterions autrement. En nous remémorant l’histoire depuis 1945, nous sommes bien obligés de constater qu’il y a quelque chose de troublant dans la marche du temps et la sérénité qu’affiche notre civilisation.

Délavée, notre mémoire collective se réduit à des séries de minuscules flashs télévisés, expéditifs et sans suite véritable où tout se résume à la certitude d’un avenir confortable. La connaissance est une question de technique et le savoir se marie avec le sens des affaires. Les évènements historiques se transforment en téléréalités qui obéissent aux exigences du marché; la somme des images qui défilent sur les écrans accentue la sensation d’éphémère en banalisant la souffrance des hommes; un spectacle à grand déploiement, la course effrénée pour une information vide de contenu.

Alors, depuis 1945, que de guerres, des guerres à la chaine, en successions; est-ce possible, de les répertorier dans leur ensemble, d’en établir le décompte, d’allonger toutes les raisons, de séparer les justes des injustes, de poser les résultats, accorder un pointage, de conclure, toutes ces analyses, ces philosophies, ces débats éthiques pour un monde enfin à la hauteur de l’esprit humain.

Des guerres et des conflits armés, depuis 1945… La division de l’Allemagne en zones occupées, le blocus de Berlin, la révolution chinoise, la création d’Israël, guerre civile en Grèce, Guerre froide, Rideau de fer, guerre de Corée, coups d’État en Amérique Latine, l’Indochine, décolonisation interminable de l’Afrique à l’Asie…, Cuba, crise des missiles et équilibre de la terreur, Vietnam, Cambodge, Laos… Révolution culturelle, guerre des Six Jours, puis, la revanche de 1973. Palestine, Irlande-du-Nord, oppression et répressions, guerre civile au Liban, l’URSS en Afghanistan, guerre des Malouines, Chine/Vietnam, hécatombes Iran/Irak… écroulement de l’empire soviétique et explosion dans les Balkans… l’Irak/Koweït/occident, Tchétchénie, génocide au Rwanda, 11 septembre, l’OTAN en Afghanistan, l’invasion de l’Irak… Afrique toujours… Palestine toujours… Liban encore, Pakistan, Cachemire, ex-Républiques d’URSS, autant de poudrières qui ne demandent qu’à éclater partout…

À chacun son tour, à chacun sa guerre.

Toutes ces guerres, les prochaines, celles qui suivront, en rafales et en boucles… explosives, dévastatrices, interminables; futures guerres pour l’eau, pour la terre, pour les matières premières, pour les religions, le climat, l’espace vital; les étoiles, invasions successives, jusqu'à la toute fin; mélange des genres, jusqu’à l'épuisement des joueurs, la catastrophe généralisée; guerre de l’atome, bactériologique, chimique… les castes se finiront à coups de bâtons dans les ruines des mégapoles.

Comme le dit si bien Céline, depuis des siècles que les livres sont remplis d’idées et surchargent les étagères des bibliothèques; toujours pour justifier l’injustifiable… Bonaparte est un grand empereur voulant construire l’Europe et Hitler, un tyran assoiffé de sang voulant réduire le monde en esclavage. Les uns sont décrétés grands hommes et tous s’enfoncent lentement dans les oubliettes de l’histoire en oubliant le pourquoi d’un tel gâchis.

À quoi bon se rappeler que 39-45 découle directement de 14-18, qui est la revanche de 1870, la poursuite des guerres napoléoniennes et l’exportation de « l’esprit » de la Révolution française et de l’américaine; la philosophie des temps modernes, nouvelle légitimation pour des massacres à grand déploiement à l’image de la raison et de la science. Nous n’avons qu’à suivre le nom des innombrables champs de bataille, victoire ou défaite et qu’importe la chair à canon, sacrifiée sur les autels du triomphe du bon droit.

L’embrasement de 1939-1945, ne se limitent pas aux chambres à gaz, il en est une conséquence, la plus « déroutante », celle qui frappe l’imaginaire, les consciences; celle qui fait oublier tout le reste; celle dont on se sert pour culpabiliser les générations futures et imposer la cadence aux années qui suivront.

En fait, cette période représente le symbole du triomphe absolu du progrès et de l’efficacité, où la capacité technique de l’homme à anéantir la race humaine emprunte le chemin de la perfection. Le zyklon B ou la bombe A, imposent aux générations à venir, les intentions du génie humain dans son désir d’un plus grand nombre de victimes à un moindre coût possible et dans les meilleurs délais. C’est l’efficacité et la productivité qui, à présent, alimentent les idéaux de l’humanité et cela se raffinera au cours des décennies qui suivront.

Nous refusons d’admettre que l’ensemble de l’idée de progrès repose exclusivement sur l’industrie de la mort; que les chambres à gaz ne constituent pas une exception, un accident de l’histoire, mais une norme intimement liée aux progrès techniques. La Seconde Guerre mondiale a également systématisé la destruction des villes et des civils, génocides au phosphore et au napalm de femmes et d’enfants; en une seule bombe, Hiroshima et Nagasaki illustrent le summum de la puissance destructrice, l’aboutissement final, le saut vers le néant.

Céline ne percevait pas les choses bien autrement, pour lui, le progrès de cette nature constitue un vice, une menace mortelle pour l’humanité, son asservissement à un monde sans âme et sans espoir où règne la terreur du lendemain.

Il a ressenti profondément le danger du progrès dans la boucherie de la guerre de 14-18, les premières véritables avancées dans la capacité destructrice de l’industrie. Céline devient pacifiste, parce qu’il saisit toute l’ampleur du danger qu’apportera la modification des modes de vie, basée sur la machine, la déshumanisation, la fin de l’imaginaire. Le pacifiste de Céline va au-delà de la guerre des tranchées, il voit au-delà de l’avenir.

Bardamu en Amérique illustre bien le futur abrutissement de l’homme au service d’un système qui s’articule uniquement autour de l’efficacité et de la productivité; le comptage des puces, l’organisation du travail chez Ford, le gigantisme des villes… la « ville debout » en constitue une image, qui s’impose d’elle-même.

Contrairement à l’humanisme pour qui le progrès est la seule manière pour l’homme d’atteindre le bonheur, de mettre fin à ses souffrances et même, de toucher à l’éternité, Céline y voit l’inverse. Il sait que le prix à payer est trop élevé; la guerre est le moteur de l’union forcée des hommes, ce qui les rendra libres et démocrates dans le bonheur du libre marché et du développement à outrance. Il est fascinant de constater que les grands humanistes sont toujours les premiers à approuver, au nom du progrès, ces guerres de libération où mourront des centaines de milliers d’individus.

C’est pourquoi Céline est contre la guerre; contre toutes les guerres. Non pas, par élévation de l’esprit et supériorité philosophique, dont aiment bien se targuer la plupart de ces penseurs à bonne conscience, car, pour eux, malgré leurs sentiments, la guerre est socialement acceptable.

Il connaît la nullité et l’inutilité d’un tel discours, celui du curé qui baptise d’une main et exécute de l’autre. Le pacifiste de Céline, comme le souligne Morand Deviller dans son livre «Les idées politiques de Céline», se réduit à une nécessité toute simple, au sentiment primaire de la survie, à une logique qu’elle qualifie un peu de simpliste, un pacifisme uniquement ciblé sur le bon sens, de faire comprendre à l’homme par l’absurde, le ridicule pour un homme de tirer sur son voisin sans savoir pourquoi :

«Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d’heure.

Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je ne savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli envers eux. Je les connaissais un peu les Allemands (…) mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.

La guerre en somme c’était tout ce qu’on comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.

Il s’était donc passé dans ces gens là quelque chose d’extraordinaire? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en apercevoir»… Voyage p15

Bien pire, Céline ose aller plus loin et argumente sur la nécessité d’inverser la valeur la plus fondamentale de l’homme, de l’attaquer et de s’en moquer : le courage. Mourir à la guerre, s’égorger pour un idéal, défendre les valeurs d’une civilisation qui désire vous expédier à la mort ne mérite pas le sacrifice qu’elle exige de vous et que tout homme sensé ne peut pas l’accepter. En quelque sorte, «Voyage au bout de la nuit» est l’apologie de la lâcheté, mais aussi le courage d’accepter d’être un lâche.

Inconsciemment, c’est le caractère permanent et continu de l’état de guerre, qui incite Céline à jouer sur l’absurdité et la « lâcheté ». Les pamphlets ne sont pas autre chose, par leur démesure, ils montrent l’impuissance de l’homme face à un monde aveugle et impitoyable qui s’engage dans une impasse et se refuse à toute forme de remise en question de sa condition. Vers la fin de sa vie, l’obsession de voir défiler les Chinois à Cognac est dans la même veine, il voit dans la guerre un supplice sans fin…

Précisons tout de même que Céline n’est pas contre l’armée pour autant, paradoxe? Pas vraiment, il est avant tout patriote et avare du sang français, lorsque la patrie est menacée, il agit. Il s’engage. Dès septembre 1939, il s’embarque comme médecin sur un cargo réquisitionné pour transporter les troupes. En juin 1940, il accompagne, avec une ambulance, les réfugiés dans la débâcle. Il refuse également de s’embarquer pour l’Angleterre, non pas pour collaborer avec l’occupant, mais par devoir envers la patrie humiliée.

Pierre Lalanne