vendredi 28 janvier 2011

Par qui le scandale arrive

Il faut pourtant bien en dire un mot de cette commémoration Républicaine 2011; commémoration se voulant un rappel de ces hommes qui par leurs actions et leurs valeurs morales firent la grandeur de la France. Faut bien le dire, la cuvée est ratée, imbuvable, la suite n’a pas tardé... ordre du Très-Haut et tombe le couperet de la censure avec pour résultat, le recueil au pilon.

Une fois de plus, Céline est effacé des listes officielles, le 50e anniversaire de sa mort sera «pour une autre fois», comme si par ce geste absurde, l’État se lavait les mains de ses propres responsabilités historiques. Pourtant, ils sont convaincus que l’honneur de la nation est sauf. Toujours, cette justification de l’injustifiable par leurs dogmes érigés en mensonge et en flagornerie… mais, passons, de tous leurs efforts, il ne restera que la mesquinerie de leurs actions et la pauvreté de leurs arguments.

Ne soyons tout de même pas trop naïf, ni béat d’étonnement, faut-il vraiment jouer la surprise? Ce n’est pas la première fois qu’on évacue ainsi Céline de la légalité démocratique. On l’expulse même des chiottes des musées, alors l’effacer d’un recueil officiel de l’État, il n’y a qu’un pas… «D’un cabinet l’autre», pourrait-on dire. Puis, ils refusent d’homologuer sa dernière résidence, d’apposer des plaques commémoratives, de nommer un lycée, une rue, une ruelle, un ruisseau… la liste est longue.

Imaginez le tableau! Le rêve de tous les censeurs, le Céline fait homme, n’existe nulle part dans les documents officiels. Nous sommes toujours au bon vieux temps des Soviets où pour défendre leurs valeurs morales de la révolution, ils biffaient des photos officielles tous les indésirables, les traîtres, les réactionnaires. Les inquisiteurs de la pensée ont de beaux jours devant eux, le vent en poupe.

Ce scandale rappel étrangement celui du Goncourt 32… On évacue Céline à la dernière minute, en catastrophe. Vite! Vite! Il faut protéger le peuple de ses mauvaises fréquentations, des influences néfastes et renforcer les piliers de la morale. Qui se souvient du gagnant du Goncourt 32, «Les loups» de Guy Mazeline et qui, dans même pas cinq ans, se souviendra de ce recueil commémoratif 2011, document de 300 pages qui finira sur une tablette poussiéreuse des Archives nationales et dont personne ne reparlera jamais plus? Enfin, qui se souviendra d’un petit valet parmi tant d’autres valets, ministre au goût si cultivé pour les choses de l’art et qui a rempli sa mission de nettoyer à coups de décrets et de diktats toutes formes de pensées plus ou moins suspectes?

Seulement, pareil au Goncourt, on se souviendra longtemps du spectacle dégradant offert par une clique d’éminences grises au service d’une censure d’État, envers un écrivain jugé infréquentable par les uns et génial par les autres. Il semble bien que Céline ne puisse jamais être semblable aux communs et c’est ce qui fait sa grandeur, sa spécificité et son génie.

Tout de même! Avouons-le, ce nouveau scandale est également bien digne de Céline par son délire et sa démesure, c’est toujours beau à regarder, la féérie, la connerie des uns, l’emballement des autres et l’étonnement des naïfs. Voir gonfler la polémique, se confronter les commentaires. Ça vibre, ça gronde, ça explose sous le passage successif des bombardiers en formations, chapelet d’ordures, journaux, télé, radio, Internet; tout y passe. Les médias n’en ont plus que pour cet homme mort il y a 50 ans… lui qui s’en fout totalement des commémorations, des médailles, de l’Académie et des Nobels posthumes. Céline conserve son exclusivité dans ses chefs d’œuvre et cela nous suffit amplement.

Toutefois, jouissons un peu, le plus merveilleux de ce scandale est la quantité de nouveaux lecteurs qui s’intéresseront à Céline, les plus jeunes ceux qui n’ont pas la culpabilité collée aux fesses et peuvent aller au-delà des circonstances historiques sans s’étouffer dans leurs propres contradictions. Comment peut-il en être autrement, un État, si républicain et démocrate fût-il, censure un artiste, c’est qu’il y a certainement quelque chose d’intéressant à y découvrir. C’est que l’État a quelque chose à cacher, des intérêts à protéger. Ils seront légion à venir tâter du «Voyage…» et de «Mort à Crédit», juste pour se rendre compte par eux-mêmes.

En fait, le gouvernement et ses éminences grises ne pouvaient rendre un meilleur service à l’écrivain en procédant aussi cavalièrement. Malheureusement pour eux, le grand vainqueur est Céline, une fois de plus, il les met tous dans sa poche, jusqu’au dernier. Pire encore, nous ne sommes qu’en janvier et les festivités céliniennes, colloques, spectacles, commémorations, célébrations, effervescences se poursuivront jusqu’en décembre. Ils ne feront qu’amplifier l’importance des activités, car, Céline, par qui le scandale arrive, inspire la littérature plus que jamais. Céline nourrit et Céline fascine. Bien longtemps après nous, nos descendants se demanderont, pourquoi autant d’acharnement.

Alors, il faut être honnête et les prévenir, les censeurs, que le travail est loin d’être terminé : restez vigilant, le couteau bien appuyé sur la meule pour biffer, d’un coup sec, tout ce qui dépasse la norme. Aidons-les un peu et rappelons aux inquisiteurs que, 2012… mais oui, pas le temps de se reposer, c’est déjà pour l’an prochain... 2012, qui marquera le 80e anniversaire de la publication de «Voyage au bout de la nuit».

C’est qu’on n’en finira donc jamais avec tous ces réactionnaires qui emmerdent les bons citoyens avec leurs idées de se souvenir et de conserver sa mémoire vivante. Commissaires des peuples de tous les pays… unissez-vous! Vigilance toujours! Y a du boulot… Y a de la sueur et tout au bout, y a les honneurs, y a les récompenses, la Légion et les invitations à la grande table fraternelle de la République.

Pierre Lalanne

samedi 15 janvier 2011

Hommage à Louis-Ferdinand Céline, l’écrivain et l’homme.

Céline est miroir de l’esprit fait Homme, écrivain de paraboles inversées doté d’une sensibilité extrême. Il s’impose au lecteur violemment, mais, en même temps, se dénude, puis se défile en nous invitant à le suivre, à emprunter les faux-fuyants, les louvoiements, les détours. Quant au courageux, à celui qui est prêt à se laisser porter jusqu’au bout du délire célinien, il dévoilera lentement une partie de ses secrets, de sa magie, c’est indéniable. Pourtant, il lui faudra rester humble, savoir se taire, le laisser lui entrouvrir la porte et, simplement l’écouter, laisser monter le sentiment, courir les frissons.

Céline est illusionniste, en fait, nous pensons le poursuivre, mais c’est lui le chasseur et nous le gibier. Sous le couvert de l’outrance, il nous pousse dans des cadences interminables ponctuées d’arrêts brutaux, de leurres, de pièges et de beautés qui nous éclaboussent tellement on ne s’y attend pas. Parfois, il nous laisse même l’impression d’être aussi grands que lui, aussi visionnaires. Nous nous persuadons d’être en mesure, nous aussi, en même temps que lui, de toucher la perfection, mais attention, pour cela, pour ces instants de plaisirs, nous devrons payer le passage, l’obole à Caron et embarquer dans la « Barque des maudits » pour le grand passage.

«Rien n’est gratuit en ce monde tout se paie »… Et dans l’autre, forcément, il n’y a rien à y attendre. Seulement, « La nuit où rien ne luit ». Ce qui importe, c’est le passage le voyage d’un monde à l’autre par le fleuve ou par la mer, c’est toute la vie à traverser, d’un monde vers un autre et nous sommes tous dans le même bateau, comme Céline, nous sommes tous des maudits. Pourtant, il existe une manière de réussir notre traversée, la moins désagréable, celle de se laisser porter par la vague célinienne, émotive et musicale. Le réel ne constitue plus la valeur absolue, mais se limite à nourrir l’imaginaire, car, si le réel reste incontournable, il doit être éclaté et imprégné de merveilleux, sinon, la traversée n’a plus aucun sens.

Il nous traque ainsi par allusions, en maître d’équipage. Il accélère les mouvements et impose le rythme, nous pourchasse d’imprécations, nous rejoint et la barque tangue. Il nous ébranle, nous essouffle. Il déstabilise sournoisement notre confiance envers la route à suivre, les modèles établis, notre moralité de circonstance, nos certitudes qu’il existe quelque part une raison, un sens à tout cela.

Alors, Céline devient frondeur, il veut nous achever, alors il nous choque outrageusement, va au-devant des coups, suscite la révolte, la mutinerie, il s’expose volontairement aux réactions, rien de plus terrifiant que de s’embarquer avec Céline dans la barque à Caron. Sur la mer c’est l’inconnu, le danger perpétuel, vicieux, mais d’une beauté sauvage, l’attirance magique des abysses, la mer est la tempête absolue, la reine de la traversée, elle décide de la durée, des escales, de l’arrivée ou de la perdition, corps et biens.

Réelle ou imaginaire, peu importe, la mer en tempête est l’expression parfaite de l’absolu, l’union de l’imaginaire et du réel. Le réel devient la rencontre des éléments et l’imaginaire représente la lueur, l’espoir et la beauté qui se cache dans le monde des abysses, peuplées de sirènes, de fées et des monstres marins, gardiens des cités englouties. Tout l’imaginaire célinien s’imprègne dans une seule féérie qui les contient toutes, se laisser entrainer par le ressac et emporter par les sirènes de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon.

Sa poésie n’est jamais aussi belle que lorsqu’il nous plonge dans le monde de la mer, des mouvements, des affrontements et des tempêtes…

«(…) c’est un charbonnier qu’on signale. Par le travers du «Roche Guignol» il arrive en berne. Le pilote autour danse et gicle avec son canot d’une vague sur l’autre. Il se démène… Il est rejeté… enfin il croche dans l’échelle…il escalade…il grimpe au flanc. Depuis Cardif le rafiot peine, bourre la houle… Il est tabassé bord sur bord dans un mont d’écume et d’embrun… Il nage au courant… Il est déporté vers la digue… Enfin la marée glisse un peu, le resquinque, le refoule dans l’estuaire… Il tremble en entrant, furieux, de toute sa carcasse, les paquets le pourchassent encore Il grogne, il en râle de toute sa vapeur. Ses agrès piaulent dans la rafale. Sa fumée rabat dans les crêtes, le jusant force contre les jetées.» Mort à Crédit P.113-114

Ou encore, cette petite phrase, rien du tout…

«Le phare écarquille la nuit (…) Le rouleau de la grève aspire les cailloux… s’écrase… roule encore… fracasse… revient… crève»… Mort à crédit p.111

Ce n’est pas assis devant le crépitement du feu dans la cheminée, qu’il faut lire Céline, mais la nuit, à une fenêtre, où rage une tempête en mer ou une tempête de neige. Ses mots sont écume de mer ou poudrerie de neige, poussée par des vents contraires, de longs filets de neige qui sinuent tels des serpents ou s’élèvent en formations ailées, vols serrés qui tourbillonnent en rafale au-dessus des arbres. Fracas de mer qui se brisent sur les récifs.

La musique de Céline est le souffle de cette tempête lointaine qui siffle à nos oreilles; tempête déformée et assourdie par la grisaille et la nuit qui tombe. Elle tremble, la nuit, elle annonce le passage de la «Barque des maudits». Les plus belles tempêtes sont toujours de nuit, dans la solitude et l’inquiétude primitive envers l’avenir, l’annonce d’une catastrophe imminente. Le céleste, c’est pouvoir pressentir la beauté divine de l’apocalypse, la résurrection des sens dans la pureté en détruisant ce qui les avilit, le grand nettoyage puis le silence de l’ensevelissement. Seule la magie des mots peut y parvenir.

Écrivain de tous les dangers, les livres de Céline débordent d’effets pervers qui déséquilibrent le lecteur en lui faisant perdre le sens du récit, mais, finalement, en constituent une trame unique. L’émotion s’emmêle dans des dédales et des labyrinthes sans issues. Alors, on s’arrête un peu, on revient sur le fil, on relit et l’on ferme les yeux. Alors, nous découvrons un goût, du sucré sur la langue, du salé, de l’amer aussi, toujours de raffinement en raffinement, en descentes et en remontées. Nous voici donc envolé et perdu dans des rêves qui, en apparence n’ont plus de sens, car ce sont les nôtres qui émergent lentement, nos émotions et non pas celles de l’écrivain, la trame du livre devient l’expression de notre propre voyage. En fait, nous sommes seuls dans la barque à Caron, conducteur et voyageur unique. Tout est là, les mots dans leur désordre. Il n’y a qu’à les vivre et les faire rêver.

Dans Céline, c’est la petite merveille qui compte, la tournure qui brille et attire l’œil, alors c’est la surprise, l’affolement, c’est la rencontre du suprême, la multiplication des états. Parfois, les yeux s’embrument de tendresse et de rire. Parfois, c’est la tête qui s’enflamme devant le flot et le bouillonnement, alors c’est l’indignation, la révolte et le dégoût. Tout est dans ces petites lueurs et il y en a des dizaines et des dizaines de ces merveilles, de ces vibrations qui nous ensorcellent, un aphrodisiaque annihilant le contrôle de notre raison, de notre jugement. Le déroulement des mots n’est jamais le même, ce sont des inversions, des hallucinations et des délires. Nous croyons pouvoir nous arracher et revenir à notre propre rythme, mais c’est l’autre, le maître du délire, le chef d’orchestre qui nous entortille et nous n’existons plus que guidés par ses propres leurres, ses rêves, sa liberté, ses désillusions, ses brisures, ses drames.

C’est qu’il est adroit, le diable. Il séduit, il propose, il insinue, il susurre à l’oreille en prince des ténèbres, de petites formules, des mots inventés, des beautés interdites, impromptues, aériennes et fugitives. Il tente, il ondule et entraine le faible dans les plaisirs défendus de la débauche. Il tend la pomme de la discorde. Il dévoile le mensonge, il nous dématérialise et montre que sous sa plume, le mot liberté prend un sens insoupçonné.

Et Céline l’homme, dans tout cela? Ah! Ce qu’on aurait bien voulu le voir en Rousseau ou en Voltaire, propret et panthéonisé dans les honneurs, pour ensuite l'oublier comme les autres, dans la poussière des Lumières. Icône parmi d’autres, symbole et maillon des chaines du futur bonheur scientifique et matériel. Ces faux espoirs fardés de mensonges, afin de masquer les souillures idéologiques, qu’il dénonçait âprement, sans aucune concession. Pour Céline, la vérité est ailleurs, bien au-dessus de toutes ces balivernes. Il n’existe pas deux personnes distinctes en Céline, l’écrivain de génie et l’ordure intégrale possédées par ses délires.

Il y a uniquement un homme et sa quête de l’absolu; un artiste et l’expression de sa transcendance. Il y a cet écrivain habité par la transe de la création, envouté par des visions irrésistibles que nous ne pouvons imaginer et qui contiennent l’accumulation de toute la souffrance des hommes au cours de tant de siècles de misères et de détresses. Céline est un monstre, mais pas au sens où nous l’entendons. Il est un monstre parce qu’il n’a jamais triché, abdiqué sa vérité, plié sous les diktats des idéologies en vogue. Si le mot liberté reflète un véritable sens, Céline en est l’expression la plus totale; si ce n’est que pour cette seule raison, il est digne de respect et d’admiration.

Céline fut, il ne pouvait en être autrement, un homme seul. Il a suivi les chemins de son art avec une sincérité que personne n’ose plus suivre. Il a emprunté les chemins les plus arides pour atteindre la perfection qu’il recherchait et, paradoxalement, cet esthétisme artistique se trouve, malheureusement pour les puristes, dans ce qu’on lui reproche le plus : dans l’outrance, dans l’amplification, dans l’irrationalité et la démesure. Ceux qui sont incapables d’admettre cette évidence et, pire, incapables de l’accepter, ils ne font qu’effleurer la poésie célinienne et le voir surtout comme une aberration, un phénomène de foire, ce monstre personnifiant le Mal.

D’ailleurs, qui sommes-nous donc et qui sont-ils tous pour lui reprocher les chemins empruntés? Plutôt que se limiter aux sentiers déjà balisés par les «penseurs», empourprés dans leurs propres vices, soutanes, capitaux et drapeaux rouges, Céline a préféré suivre son propre instinct, inventer sa musique unique, sans rien demander à personne et, malgré tout, réussir encore et toujours à nous éblouir, à nous imposer son originalité pour ne pas dire son génie.

Pierre Lalanne


samedi 1 janvier 2011

Le destin de Louis-Ferdinand Céline

«Je suis de sentiments complexes et sensitifs – la moindre faute de tact ou de délicatesse me choque et me fait souffrir car au fond de moi-même je cache un fond d’orgueil qui me fait peur à moi-même – je veux dominer non par un pouvoir factice comme l’ascendance militaire, mais je veux plus tard ou le plus tôt possible être un homme complet – le serais-je jamais? (…) Mais ce que je veux avant tout, c’est vivre une vie remplie d’incidents que j’espère la providence voudra placer sur ma route, et ne pas finir comme beaucoup ayant placé un seul pôle de continuité amorphe sur une terre et dans une vie dont ils ne connaissent pas les détours qui vous permettent de se faire une éducation morale – si je traverse de grandes crises que la vie me réserve, peut-être je serai moins malheureux qu’un autre car je veux connaître et savoir, en un mot je suis orgueilleux – est-ce un défaut? Je ne le crois, et il me créera des déboires ou peut-être la réussite.» Carnet du cuirassier Destouches, dans Casse-Pipe illustré par Tardi p.89 Gallimard/Futuropolis

En lisant ce texte écrit en 1913, il y a peu pour se convaincre que le jeune cuirassier Destouches percevait déjà les chemins tortueux qu’il aurait plus tard à emprunter. Bien sûr, ces propos peuvent se retrouver dans la bouche de n’importe quel jeune homme de 19 ans. Qui, à cet âge, ne rêve pas d’un destin exceptionnel, hors du commun? Des conquérants d’hier aux vedettes rock ou sportive, le lien est en continu, hormonal et éternel. Un temps, un penseur ou un artiste peut venir s’intercaler, mais pour un moment seulement, pour justifier le va-t-en-guerre et laisser toute la place aux paillettes; l’homme est une bête assoiffée de gloire et de pouvoir. Il est toujours fascinant de voir le peintre, l’écrivain ou l’intellectuel se répandre et s’abaisser en courbettes pour laisser sa place devant le puissant ou le tortionnaire et le justifier.

De l’aveu de l’engagé Destouches, sa trop grande sensibilité et son dégoût pour la vulgarité, l’éloigne naturellement de la sordidité de la gloire militaire et de son extension naturelle, la carrière politique. Il insiste : «pouvoir factice». Il a du mal à s’adapter à la vie militaire, nous connaissons, par des lettres d’officiers responsables de la nouvelle recrue adressées à son père, ses incompatibilités de caractère avec la vie de caserne et, plus particulièrement, la lourde familiarisation avec son cheval.

La suite des choses montrera que Louis saura surmonter les aléas de la formation et fera son «devoir» sur le champ de bataille, jusqu’à sa blessure et à sa réforme. Cette expérience douloureuse servira qu’à confirmer ses perceptions en renforçant un peu plus sa vision du monde; son séjour aux colonies ne fera qu’affirmer sa volonté à devenir autrement.

Ce texte, naïf et orgueilleux, est tout de même significatif, il s’en dégage une assurance et une détermination difficile à ignorer et que, Destouches lui-même, au-delà des clichés, devait profondément ressentir et pressentir. Un appel intérieur, la certitude d’être destiné à quelque chose d’exceptionnel, encore inconnue, mais fantastique et probablement effrayant. Imaginons l’angoisse et les tourments qui l’ont alors habité, et ce, pour le reste de sa vie. Les épisodes extraordinaires ne manquent pas, son vécu et l’ensemble de ses expériences démontrent une volonté et une force de caractère peu commune.

Pensons à un épisode moins connu et d’apparence banale où, lorsque blessé, le cuirassé exige l’extraction d’une balle reçue au bras sans anesthésie, de crainte qu’on ne l’ampute pendant l’opération. On a du mal à s’imaginer les conditions de vie des combattants de 14, le peu de moyens, leurs souffrances et leur incompréhension envers ces mises à mort à répétition, l’absurdité des dirigeants qu’on leur impose.

Pour nous, d’un autre temps, où l’information comme la guerre n’est plus que virtuelle, ce passé ne correspond plus qu’à des statistiques anonymes des «compteurs de puces» et à l’analyse des grandes politiques internationales par des élites occupées à justifier leurs propres mensonges, la vie du commun, mort au combat, importe peu… Ces gens sont nés il y a plus d’un siècle et, de toute manière, guerre ou pas, ils seraient, aujourd’hui, morts et oubliés… À quoi bon pleurer sur leur sort?

C’est peut-être ici, justement, dans cette indifférence collective, dans la frivolité des peuples, devant la folie de leurs maîtres et leur oubli volontaire des causes de leur misère séculaire, que Céline trouvera l’expression de sa véritable différence et la voie de sa fortune. Après la guerre, après les colonies, il se consacrera au triste sort des hommes; c’est-à-dire soulager la souffrance physique, contribuer à améliorer les conditions de vie de l’humanité en devenant médecin.

La transition du soldat/colonisateur en médecin/bureaucrate au service de la Société des Nations se situe dans la continuité de son cheminement, d’un grand ensemble à un autre, de la guerre entre les nations à la médecine internationale. Il croit avoir enfin posé les bornes définitives de sa véritable vocation, soit d’épurer le monde de la maladie en partant du haut de la pyramide, en rédigeant des rapports, des comptes rendus de missions, des recommandations, des articles… Inconsciemment, Louis Destouches médecin, pense pouvoir catalyser sa trop grande sensibilité, en observant la souffrance et en l’enfermant dans des concepts théoriques et, surtout, rassurants pour ses patrons, ce que l’on n’identifiait pas encore comme la Communauté internationale.

Il se rend bien compte qu’il participe à une énorme mise en scène pour justifier des carrières et donner l’illusion que les riches se préoccupent des démunis. À cet égard, son passage à la SDN est formateur : pour soigner véritablement, il n’y a que le terrain, la pratique, l’action directe. De docteur/bureaucrate, il passe au service de la banlieue en devenant médecin/pratiquant, persuadé qu’il n’existe pas d’autres professions où, un être se retrouve seul face à un autre, avec la responsabilité ultime de le soulager et, comme il le dira à la fin de sa vie, le seul moyen de le rendre moins méchant.

Encore là, c’est insuffisant, soulager sans combattre la misère ne guérit rien en soi, car de la douleur du corps provient aussi de celle de l’esprit. La résignation de l’homme envers ses conditions d’existences et son acceptation du mensonge, comme mode de fonctionnement, est inacceptable. C’est alors, désirant aller au-delà de son rôle de simple soignant, le médecin se dédoublera en écrivain et en chroniqueur témoignant de la rapacité des uns, de la faiblesse et de la soumission des autres.

Il se doit de rendre compte, d’illustrer, d’amplifier, de provoquer et de dénoncer l’inertie d’un système qui, à l’image de ses acteurs, est entièrement pourrie. C’est ainsi, par la consécration de sa sensibilité sur le monde au détriment de la «raison», que se précise le destin de Destouches, sa métamorphose en Bardamu/Céline qui lui permettra enfin de se consacrer véritablement au «connaître et au savoir» des hommes. Avec «Voyage au bout de la nuit», il n’a pas encore 40 ans et, croit-il, vient d’atteindre la réussite; davantage que la réussite, il vient de se découvrir et révéler sa sensibilité. Alors suivront les déboires, bien plus tôt qu’il ne le croit.

Nous le savons, la particularité de ce destin constitue l’expression première du XXe siècle. Céline est à la fois acteur (soldat, médecin, pamphlétaire) et artiste (romancier, pamphlétaire, chroniqueur). Il possède la faculté rare d’englober le temps et les évènements en constantes confrontations, puis de les retenir et les fermenter, de les catalyser et, enfin, de les dénuder en les déstructurant, en les réduisant à leur véritable nature, illusion et mensonge.

En quelque sorte, son destin est d’être le récepteur d’une énergie sauvage en suspension, produit par le choc des idéologies et d’en absorber la fusion des émotions de ce siècle de démence. En les amplifiant, il désire en démontrer l’absurdité, en les stylisant et à les intervertissant dans l’écrit, il les fixera dans le temps. Céline réussit à contrebalancer les interprétations officielles des historiens et autres analystes certifiés pour que la postérité réalise la bêtise de cette immense soufflerie d’hommes, de tueries et bousculades de peuples à la chaine au cours de ces années de délires.

Le sort de Céline va au-delà de l’originalité du personnage et de la perfection de son art. Imprécateur, il porte le fardeau d’un échec, une civilisation qui agonise sous les coups de boutoir de ses nouveaux Dieux. Il est le témoin lucide de la défaite, celui du galop de la cavalerie contre les chenilles des blindés et du sabre tourbillonnant contre l’éclat de la bombe atomique; de la décomposition du travail par la robotisation, l’intensification de la production et la transformation progressive de l’homme en une perfection technologique. Vanité et supériorité, négation de la mort et droit à l’immortalité, la déshumanisation est en cours d’achèvement. Dans ce monde, l’émotion est une tare et, le senti, une maladie à contrôler et maintenir sous l’emprise des antidépresseurs. La psychologie, théologie des nouveaux prêtres, canalise les passions et les adapte aux besoins du marché.

Plus que témoin des catastrophes propre à son temps, le véritable destin de Destouches/Bardamu/ Céline fut d’en pressentir les nouvelles, celles qui en découleront nécessairement dans la poursuite de l’abêtissement et de l’acculturation progressive de l’homme avec, à plus ou moins long terme, son asservissement complet au matérialisme. Pour le soldat/médecin/écrivain, tout est lié, la modernité marche en cadence avec les guerres perpétuelles et l’humain est le pantin d’un jeu qu’il a lui-même créé, mais dont il ne contrôle plus aucune règle.

Pierre Lalanne